2018 : Un parfait interprète, Agnès Guérin, HK2, LLG. 1er prix de la nouvelle du supérieur concours inter-lycées

Un parfait interprète Il neigeait ce jour là sur le port de Rostock. Hermann regardait droit dans le soleil et brûlait sa rétine dans la lumière blanche, les grues rouillées s’élevaient sur le souffle pâle du ciel. Hermann tenait contre sa poitrine un cahier, ses doigts glissaient doucement sur le papier chaud. Il lui sourit encore et les vagues au loin murmuraient « tu sais ». Il en déchira les pages et les fragments se mêlèrent à la neige comme les ailes des papillons morts pendant l’hiver. Il les déchira une à une, consciencieusement, déposant les lambeaux clairs dans le vent. Le monstre au loin ne s’arrêtait pas de rire, et la dernière page s’envola, avec ses trois derniers grands chiffres, profonds dans l’encre noire, cruels, inexorables. Hermann les vit, comme tracés dans le ciel par sa main : 1, 2, 3, par sa main comme s’il était un ange, par sa main, comme s’il vivait encore. Et pour couvrir le rire dans sa tête qui retentissait de plus en plus fort, Hermann cria, il hurla, il lança sa voix tout entière et ses poumons et ses entrailles dans le matin, car le rire ne s’arrêtait pas. Hermann était – avait toujours été – un très digne agent et serviteur du service de sécurité d’Etat, sans nom avec des yeux pour voir à travers les masques criminels, et une bouche pour parler de la voix de la justice. Il était entouré des hommes les plus loyaux et les plus sûrs, et en tant qu’instruments honorables de la volonté populaire, ils étaient restés vierges des voyages et des passions qui ternissent par l’expérience la pureté des vrais hommes. Pour que les autres citoyens marchent sur les lignes droites de la vie, pour qu’ils puissent arrêter d’errer et de mourir, ils donneraient tout pour les couvrir de mains douces et invisibles, et leur dire « votre vie est juste ». La nation, un beau jour, sous les traits de l’officier supérieur, lui avait présenté un homme nommé Fiedling que les rouages de leur service connaissaient en tant que numéro 57, et qui parlait parfois de poésie et de musique. On lui pardonna vite ses vers qui exprimaient l’égoïsme de ceux qui croient pouvoir créer seuls car il avait apporté dans leurs bureaux un gramophone qui jouait l’hymne national et offrait des cigarettes trouvées dans les colis qu’il inspectait. On le laissa même déclamer ses poèmes lorsqu’il eut, après quelques semaines seulement, démantelé les conversations codées de nombreux réseaux terroristes qui gangrénaient le corps autrement vigoureux de la société. Dans les lettres, toujours, derrière l’usage de la langue pure de la patrie, Fiedling trouvait un second sens, un chiffre, une clé, et la volonté populaire le désigna vite comme ultime espoir d’achever la purification de la région, ce qui le hissa au même rang qu’Hermann. Un jour, il intercepta une lettre que la femme d’Hermann avait envoyée à son frère à Varsovie. Derrières les subtiles intrications d’un code élaboré, Fiedling découvrit la vérité : elle était le suppôt d’une nation étrangère, poussé par l’ennemi à ruiner les efforts des services de sécurité de leur état providentiel en semant le chaos et l’anarchie. Hermann, qu’elle projetait d’utiliser pour ruiner leur labeur, fut reconnaissant d’une telle découverte, qui l’avait préservé de la flétrissure. Il confia personnellement l’interrogatoire de sa femme à Fiedling, qui pouvait voir la traitrise bouillonner derrière son costume flambant neuf de femme douce et attentionnée. Hermann, qui, en dépit de son devoir envers le peuple, avait ressenti pour elle du désir et de l’amour, ne se laissa pas longtemps aller à une honteuse tristesse, et pour mieux effacer sa souillure, laissa Fiedling emmener sa femme à la prison du service de sécurité d’Etat. Fiedling lui raconta comment il lui avait fait suivre pendant des jours le couloir sans jamais trouver sa cellule, son errance dans les escaliers infinis, les chambres blanches et les chambres noires, les milliers de salles d’interrogatoire ou elle le trouvait toujours avec un verre de lait à la main. Comme elle ne disait rien sur ses complices, elle finit par mourir, car la justice n’avait pas renoncé, et elle n’eut pas de funérailles. Hermann qui sentait encore certains soirs le Un parfait interprète mensonge d’une larme la rappeler à son souvenir se lança à corps perdu sur les traces de Fiedling. Celui-ci avait été investi à son tour de la mission nationale et fait chef du département. L’unité de Rostock se révéla vite être la plus efficace du pays. Après quelques réticences, Fiedling appris à Hermann à déchiffrer les codes, à comparer les clés et les nombres, à les trouver sur les lèvres tremblantes des menteurs, à voir à travers les signes et à trouver le second sens. Fiedling lui donna un jour un carnet couvert de chiffres en lui disant que lorsqu’il aurait percé cette dernière énigme, ce dernier poème, il n’aurait plus rien à lui apprendre. Parfois, il lui récitait de petits sonnets qu’il composait chez lui avant de s’en servir comme papier à cigarette. Le département continuait à faire merveille, et Hermann s’acharnait avec plaisir sur le cahier rempli de chiffres. Un soir, cet hiver là, Fiedling invita Hermann à marcher avec lui le long des quais. Sous la lune et avec son long manteau pâle dans la fraicheur du crépuscule, il semblait s’estomper comme de l’encre trop claire. Hermann s’était plu quelquefois à imaginer le costume de Fiedling tomber lentement, comme une étoffe qu’on arrache, et ne voir derrière celle-ci que les ténèbres –non- que le néant, un vide aussi ténu que sa forme diaphane. Après plus d’une heure de marche silencieuse, Fiedling s’arrêta. Il se retourna vers Hermann et parla d’une voix claire, en regardant le ciel. Il parla comme dans un théâtre, lisant les mots de l’univers. - Il ne me reste qu’une chose à te dire, Hermann, et comme un dieu, tu me ressembleras. C’est un secret. Le chiffre a deux sens : le premier, celui que tu entends, c’est… l’amour, si je te dis « je t’aime », ce sont les mots qui sonnent ainsi, je t’aime, Hermann, je t’aime : Les vibrations de l’air … Enfin, ce sens là ne nous intéresse guère. Nous, Hermann, nous cherchons le second sens, le sens caché, celui qui se trouve dans l’esprit, celui que l’on prononce dans la langue d’Adam. C’est, par exemple que, si l’on a dit que les hommes pensaient, avant de construire Babel « faisons des briques, et cuisons les au feu », ce n’est pas qu’il y avait une tour, mais que les hommes ont voulu, peut être, bâtir une ville solide avec la poussière du désert, c’est qu’ils ont saisi le rien pour en faire leur œuvre entière, c’est… Mais tout cela, c’est moi qui le dis, car je suis un poète… Vois tu Hermann, le chiffre à deux sens, oui, mais il n’y a rien derrière les lettres, les mots sont là, et derrière, c’est le vide, le vide comme dans cette nuit là quand le nuage vert là bas aura caché la lune… C’est comme une partie de cache-cache, sauf que tu joues tout seul, Hermann, tu erres parmi les arbres, tu choisis un endroit qui te plait, un endroit très beau, tu inspires l’air et tu cries « j’ai trouvé ! ». Oui Hermann, la vérité, c’est que je ne décode rien, la vérité, c’est que j’interprète ! Comme devant un poème, mais ces lettres ne sont pas des poèmes, comme devant la musique… Je place le sens que je désire derrière les mots et les signes, le second sens, je le dessine, il suffit de désirer une chose, Hermann ! Le second sens des choses est celui que tu leur donnes, et si tu veux vivre heureux dans cette partie du monde, la clé de tout, c’est le vers ! A ces mots, Fiedling éclata d’un long rire clair, comme celui d’un enfant, puis disparut dans la nuit en courant. Les premiers flocons de décembre se posèrent, légers sur les Joues d’Hermann, la fine glace fondue se mêla à ses larmes, et il resta ainsi, le visage tourné vers la lune, jusqu’à qu’il ne sente plus ses doigts frigorifiés. Puis il rentra chez lui, en levant la tête, en suivant des yeux les nuages, au loin, le petit cimetière ou gisaient peut être l’un des hommes que l’on avait tué pour les poèmes de Fiedling. Une fois dans son appartement, il fuma une cigarette, pensa à sa femme, puis il écrivit le mot « poète » sous les chiffres du cahier. Le lendemain, lorsqu’il revint au quartier général, le gramophone de Fiedling jouait La Folia de Vivaldi et comme dans un grand ballet, chacun classait les lettres sur le rythme de la musique, comme des peintres, ses collègues plaçaient les plus belles pièces à convictions pour former des coupables parfaits, tout assemblés, ils sculptaient une grande victoire ailée, avec le ciseau de l’état tout puissant, et les vies qui tombaient comme la poussière de plâtre. Un parfait interprète Hermann prit son revolver et tua Fiedling. Puis il tua tous les autres agents du bureau, leur sang semblait écrire un étrange poème sur le papier blanc. Il marcha vers le port et déchiffra le carnet de Fiedling. Il déchiffra l’élégie qui peignait les souffrances de sa femme, et s’enfonça chaque rime dans la tête comme un aiguillon dans le foie, il déchiffra l’ode des mains de Fiedling, de ces mains qui s’étaient posées sur sa chair blanche, de ces mains qui l’avaient étouffée, pour voir, comme il l’écrivait, l’étincelle foudroyante dans les yeux qui contemplent la dernière image qu’ils verront jamais, il lu les derniers chiffres, les plus simples et les plus cruels, 1, 2, 3, cela voulait dire « elle t’aimait ». Puis il monta très lentement les escaliers vers la plus haute grue du port. Hermann tendit sa main comme pour toucher le soleil pâle, comme pour toucher le visage blanc de sa femme, et il la referma sur un flocon glacé. Hermann pensa à un poème, à un chant triste, en quelques vers, un chant qui n’aurait qu’un seul sens, un chant aussi pur que la neige sur la grue rouillée. Une phrase sans costume, un cri. Il pensa comme dans un rêve : « il neigeait ce jour là sur le port de Rostock », puis il s’élança avec les flocons, comme pour voler, en criant un cri plus clair encore que son rire, un cri plus froid que le vent d’hiver, tout en tombant avec la neige.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire