Concours inter-lycées 2024,1er ex aequo : "Est en train d'écrire", Eloïse MONSEUX, KM2, Lycée Fénelon, CPGE

 Est en train d'écrire


Ça recommence. Il est en train d’écrire. De m’écrire. Je le sais parce que j’ai reçu la notification. Son nom s’affiche sur mon écran et déjà je sens mon estomac qui se noue, mes dents qui claquent, mes jambes qui se dérobent. Je vois son avatar et les trois petits points qui accompagnent le message en cours, ce personnage affreux qui ne lui ressemble en rien mais que j’associe tout de suite à lui. Des cheveux blonds et bouclés, un nez bien trop petit par rapport à la réalité et un regard qui se veut amical. Le pire, ça reste ses yeux. D’un bleu qui vous suit et qui vous donne l’impression d’être nue en toutes circonstances.

Il avait pourtant promis que ce serait la dernière fois. Il faut croire que je n’ai toujours pas compris qu’il ne tenait pas ses promesses. Alors, j’aurais préféré qu’il n’envoie rien. Qu’il s’abstienne. J’aurais préféré avoir le courage de le bloquer. Ça m’aurait évité d’avoir à céder. Une fois de plus. Mais au lieu de ça, c’est moi qui suis prise dans son piège. Je sais très bien comment les choses vont se passer. Je vais attendre une heure et peut-être même deux, juste pour me donner l’impression d’avoir le contrôle sur la situation, pour me sentir libre vis-à-vis de lui. Au fond de moi je sais très bien que ça gronde et que la douleur dans mon ventre va rester jusqu’à ce que je sache ce qu’il attend de moi.

 

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C’est comme si j’étais à lui. Comme si je ne pouvais plus vivre sans qu’il me poursuive. Je n’arrive pas à le faire sortir de ma vie. Quoi que c’est plutôt lui après tout qui ne veut pas sortir de la mienne. Il aime la rondeur de mes seins, la courbe de mes fesses et le creux de mes hanches. Il aime faire de moi sa chose, me donner des conseils comme s’il fallait que je les applique, dans l’intimité. Il veut surtout que je les applique avec lui. Il finit toujours par se rétracter et me dire d’un air détaché que tout cela n’était “qu’une blague”. Le fait est qu’il obtient toujours ce qu’il demande. S’il n’était pas aussi régulier, je pourrais penser qu’il cherche à tuer le temps. C’est juste ma dignité qu’il tue à petit feu, qu’il piétine patiemment avec le sourire narquois et supérieur de celui qui sait très bien ce qu’il fait. On ne peut pas être si manipulateur à treize ans. C’est ce que je pensais quand on en a eu quatorze. J’ai continué à y croire quand on en avait encore quinze. Mais passés les seize ans, j’ai fini par comprendre qu’il ne me laisserait pas. La dernière fois que j’ai essayé de résister, il m’a dit : “stp c vraiment vital pour moi”. Même pas le temps d’écrire tous les mots comme il faut. Un répugnant besoin animal, rien de plus. Il m’aimait avant et il me connaissait vraiment bien. C’est là ma plus grande faiblesse. Quand on a douze ans, on a encore le droit de croire au Prince charmant.

 

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Le temps imparti est à présent écoulé. Il faut ouvrir. Maintenant. Plus possible de faire semblant. Alors j’essaie de faire coulisser le message lentement sur le côté, histoire de voir ce qu’il a bien pu me demander. Histoire de voir quelle excuse il a trouvé qui puisse justifier son retour. La première fois, il voulait une vidéo de moi en train de sucer un truc. N’importe quoi, pourvu que ça paraisse vrai. La fois suivante, il voulait mes fesses en photo. Il savait que c’était déjà plus gros alors il avait préparé le terrain. Pas moins de cinq vidéos pornos envoyées sur mon compte, au cas où je n’avais pas réalisé que mes fesses étaient plus grosses que celles des actrices. En ce moment, il veut surtout qu’on s’appelle en visio. Il veut que je le regarde se branler, en espérant que ça m’excite. Il veut que je lui dise des choses que je ne sais pas dire et que je ne veux pas dire. J’ai juste envie de vomir et de pleurer quand je réalise que je n’ai pas réussi à refuser. Il dit que c’est nécessaire comme il était impuissant la dernière fois. Il ne dit pas impuissant mais ça me donne l’impression qu’on est à égalité dans la situation.

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Ça ne serait pas aussi dur, après tout, s’il n’avait pas ce secret sur nous. Mais comme c’est un homme, c’est surtout un secret sur moi. Un secret que personne ne doit apprendre et encore moins maman. 

 

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Je ne m’étais pas trompée. C’est bien un appel vidéo qu’il veut passer. Je résiste. J’essaie. Je m’énerve et je lui dis que je suis pas conne, que j’ai compris comment il fonctionnait. En même temps, il répète sans cesse les mêmes schémas alors ce n’est pas très dur de comprendre ce qui m’attend. Je tente une autre approche, plus rationnelle cette fois. Je  retourne ses arguments contre lui. Je finis presque par le prendre en pitié en lui disant que plus ça l’obsèdera et moins il pourra passer à autre chose. Mais il n’y a aucune forme de rationalité derrière ses demandes. Il veut juste que je réponde à ses désirs arbitraires. Imaginer ce n’est pas assez pour lui. Il veut me voir le regarder pendant qu’il prend du plaisir. Avec le temps, je finis par me dire qu’il aime voir la honte sur mon visage et toute l’indifférence que je mets dans mon regard alors que j’ai juste envie de lui hurler d’arrêter. Il y a toujours du monde à côté ; c’est tout ce qui m’en empêche. Je crois même que ça l’exciterait davantage. 

 

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Plus question de reculer à présent. Il n’a même pas besoin de me faire du chantage. Il sait que la peur prendra le dessus. Quitte à ternir son intégrité, il faut au moins préserver son image. Il m’appelle. Je décroche. Il est déjà allongé, la queue à l’air, la caméra retournée. Il est prêt. C’est une habitude pour lui, la routine et rien de plus. Plus vrai qu’un porno et surtout personnalisable : que demander de plus ? Dix minutes passent. Il dit de moi que je suis une “petite cochonne”, que je “dois adorer ce que je vois” et que je “devrais me toucher en même temps parce que c’est tellement excitant”. J’ai froid. Le temps s’allonge. J’essaie de faire en sorte qu’on raccroche rapidement. Mais une fois qu’il a fini, il se sent d’humeur bavarde. Il me parle de cette fille qu’il trouve jolie et qu’il drague depuis plus d’un an maintenant. Elle le repousse mais il sait qu’il y arrivera. Il ne doute jamais de lui.

 

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Je lui fais promettre que c’est la dernière fois. Je n’y crois pas moi-même. Si j’y croyais, j’aurais déchiré depuis longtemps le testament que j’ai écrit sur un coin de table. C’est idiot puisque je n’ai rien à laisser. On dit que ça fait du bien aux familles d’avoir quelque chose à quoi se raccrocher. J’ai froid à nouveau, des frissons qui ne partent plus, un soulagement qui n’arrive pas alors que tout est fini - pour aujourd’hui au moins. Pas plus de deux fois par semaine, c’est au moins ça. Deux fois par semaine depuis quatre ans.

 

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Il m’écrit à nouveau. Je ne comprends pas. Il est encore trop tôt. Beaucoup trop tôt. Je n’ai pas encore digéré l’appel de tout à l’heure. Je sais qu’il n’est pas en train d’écrire des excuses. Il m’en a déjà présenté. Trois ou quatre fois, je ne sais plus très bien. Mais puisqu’il les présente et qu’il revient sans cesse, ce sont des promesses vides.

 

                                                                       ***

 

Pourquoi son avatar écrit-il indéfiniment ? Je me sens enfin la force d’envoyer tout promener. De l’insulter. Je crois que je vais enfin réussir à le bloquer. Mais pour ça, il faut que je sache ce qu’il écrit. Il faut que je sache pourquoi il ne fait pas comme d’habitude. Ce n’est pas normal. Le courage laisse place à la peur. Il écrit par nécessité. Quelque chose s’est mal passé. Pire encore, quelqu’un sait ce qu’il s’est passé. Mon corps ne m’appartient déjà plus mais je sens que c’est mon esprit qui est le plus touché. Les pires scénarios se jouent à répétition dans ma tête. Je ne sais pas comment je vais échapper à ce cauchemar.

 

                                                                       ***

 

Je me réveille enfin. J’ai vingt ans. Ce cauchemar a bien pris fin. Mais il n’est pas terminé. Tout se rejoue toujours très clairement pendant mes nuits qu’il vient hanter au moins une fois par semaine. Je ne sais pas ce qu’il a gardé comme traces de ces quatre ans mais je sais qu’il a volé une partie de ma vie et que je le reverrai, pour notre rendez-vous hebdomadaire, la semaine prochaine. 

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