2017. Disneyland Esther Carraud, HK1, LLG. 1er prix de la nouvelle du "Supérieur"

Disneyland

Le cheval était blanc, et le prince était beau.
Derrière lui, la cape cramoisie claquait comme un drapeau. Toute brodée, qu’elle était, avec ses étoiles d’or et ses pompons ardents ; elle en jetait pour sûr, et pas un moindre éclat, l’éclat du pavillon agrippé à son mât, quand il revêt la lumière… Le ciel par devant dégageait ses nuages, rougissant de leur laine, grossière, effilochée, époussetant les moutons que le troupeau laissait ; une fois que l’azur était bien saturé, il déployait sa robe comme une écolière.
C’était quelque chose de le voir surgir, droit comme un i, taillé en v, le corps d’un Dieu et l’âme d’un chevalier ; jamais en retard, tombant toujours à pic, il s’appelait Guépard, Ferrari ou Sonic.
Les ramures s’écartaient comme des photographes : c’est le son du galop qui annonce la star. On sonne le gong, on s’active dans l’ombre, on dirige le soleil vers sa descendance blonde… L’astre va tâtonnant, aveuglé par ses feux, il court après son crush d’adolescente en chien, la tresse défaite, l’iris éclaté, pleurant des aurores par son orbite brûlée ; mais il n’a pas de bras pour retenir son bien.
Les oiseaux trompetaient, la forêt extatique paniquait comme une fan ; mais le prince fonçait, mais le prince passait : pas une mèche ne lui collait au visage. Son regard était droit comme un javelot antique ; une raie sur sa tête scindait les hémisphères, le ciel et la terre, le bien et le mal, dichotomie capillaire, mur de Berlin en plein milieu d’un crâne. Pour le reste, c’était le nez, centré, le menton, carré, le muscle, dessiné ; c’était la force et l’harmonie, la symétrie et… C’était Parfait.
Parfait galopa plusieurs heures durant, direction donjon, danger, princesse à sauver, happy ending et recommencer, jamais fatigué, toujours la pêche et la victoire facile…
Un peu d’action ? Parfait sort son épée. L’acier luit ; il a soif. Parfait prend son élan. Parfait pourfend. La sorcière tombe, coupée en deux. Son cri s’éloigne. Trop fort, Parfait. Le brushing est resté impeccable. La voie est libre : plus de ronces, plus d’orage, plus de mal sur la terre ; Parfait est un aspirateur qui ne tombe jamais en panne.
Reste le donjon. Et elle. Et le baiser. Pause vanité : Parfait inspecte son reflet dans la mare. Pas le temps de se mirer ; l’image reste, mais le prince part. Ses regards se posent sur la prison de pierre : elle l’attend, il le sait, son cœur bat sous le lierre qui couvre la façade. Les paumes étendues, les doigts écartés, il pousse les portes comme une star de théâtre. Le jour entaille la nuit, et le bélier solaire, mugissant son triomphe, enfonce les ténèbres qui saignent des étoiles.
Face à lui, une volée de marches. Parfait les gravit quatre à quatre. La cape ondule, la botte immaculée survole les étages ; chaque pierre qui s’avance est comme un piédestal, éphémère, un tremplin temporaire qui le fait s’élever, vers elle, vers le baiser… Le donjon est très haut, mais Parfait grimpe vite. La nature frémit, le soleil ébloui se colle aux meurtrières, tout se tait, tout se tend, tout se hisse sur la pointe des pieds ; dans les murs, pas une fissure qui ne soit colmatée par une chrysalide, une famille de fourmis, une clochette timide, un faucheux attendri… Parfait s’en fiche – plus tard les autographes ! Il est arrivé ; il n’est pas essoufflé ; une nouvelle porte fait barrage. Son bras, long et solennel, se tend vers la poignée. Le métal est glacé ; la peau frissonne, Parfait hésite, un déclic, la porte s’ouvre et…
Le cheval était blanc, et le prince avait chaud.
Derrière lui, la cape alourdie pesait comme un fardeau. Toute froissée, qu’elle était, avec ses étoiles jaunes et ses pompons trop gros ; elle avait rétréci pour sûr, et elle était râpée, râpeuse comme une carpette trop longtemps piétinée… C’était inutile, et puis ça tenait chaud, très chaud. Le ciel traînait dans son peignoir troué ; les nuages s’accumulaient, la laine s’emmêlait, l’azur prenait une rougeur africaine.
C’est vrai, on le voyait passer, ce Dieu déchu, un peu chevalier, plié comme un L, taillé en B… Jamais en retard, non, jamais. On le savait, c’était son tic d’être ponctuel, et c’était obsédant, ce trot lourd et lancinant, ça vous ballote les tympans comme un vaste vertige…
Le dos cassé sur la bête, il baissait la tête pour éviter les branches. Il faisait chaud, très chaud dans cette forêt. Le prince suait, les feuilles mortes craquaient sous les sabots crottés. Les vibrations du sol dérangeaient tout le monde, cette sieste universelle des choses instituées… Quand le prince passait, on entendait à peine sonner le réveil. On s’ébranlait pourtant, et sans trop se hâter, comme un lundi matin qui pue le café, on se rangeait en silence et puis on attendait. Par habitude, on secouait le soleil. L’astre va klaxonnant, allumant tous ses feux, la nuit a été blanche, il a relu Twilight sans aucun enthousiasme ; il a des cernes, la tresse défaite, l’iris éclaté : s’il aime encore, c’est seulement pour ne pas s’ennuyer.
Le prince fixait un point : ça calmait la nausée. Il n’avait pas mis de gel, et la raie sur sa tête zigzaguait comme un conducteur ivre. Pour le reste, c’était le nez, enrhumé, le menton, affaissé, le muscle, effacé ; c’était la crise et l’alcoolisme et… C’était Imparfait.
Imparfait chevaucha plusieurs heures durant, direction donjon, danger, blondasse à baiser, qu’on en finisse avec ce conte de fées ; allez, de l’action… On dégaine, on enchaîne, c’est bon, c’est toujours le même boss, et il va perdre, parce que c’est son destin. La voie est libre ; plus de risque, c’est la cinématique, mais comme Imparfait est un peu asthmatique, il fait une pause à côté de la mare. Les têtards croupissent dans cette pisse aqueuse, dérangeant les traits de la face penchée, la traversant, sans crier gare… Reste le donjon. Et elle. Et le baiser. Ces lèvres asséchées par un trop long sommeil… On a beau l’arroser que toujours elle se fane, cette rose osseuse, épineuse, que l’on doit trimballer jusqu’à la salle du trône.
Plus le temps de traîner ; l’image reste, mais le Prince part. Il n’a pas un regard pour la prison de pierre. Le lierre mange la façade, comme une tumeur métastasée. Ses articulations rouillent plus vite que les portes ; les gongs gémissent, les coudes fléchissent, c’est long, très long de les ouvrir, ces foutues portes, qui pèsent plus lourd que la fatalité. Le jour défonce la nuit, et le soleil grippal, se mouchant dans les ténèbres, célèbre son triomphe avec 7000 de fièvre.
Face à lui, une volée de marches. Il commence à monter. La vue du sommet, il la connaît par cœur. Alors, il s’attarde. Il n’y avait jamais fait gaffe, au grand escalier. La poussière se tasse dans les angles des marches, des araignées crevées pendent au bout de leur toile, ridicules momies suspendues comme des sacs... On dirait un suicide collectif d’acrobates. Par endroits, la pierre se fissure. On voit de la mousse et de la moisissure. Cent ans que cette vieillerie n’a pas vu de balais… Les marches sont de hauteur inégale ; certaines bombées, certaines creusées, de cratères larges comme des séquelles d’acné… Cent ans, déjà, que ce cairn branlant sert d’abri aux mille-pattes… Et puis, il fait chaud, si chaud dans l’escalier. Pour les passer, ces meurtrières radines, les courants d’air eux-mêmes doivent être anorexiques. Le donjon est très haut, et le prince est très lent. Imparfait se consume, il halète et transpire. Plus que deux marches… Plus qu’une… Il est arrivé. La porte, la dernière porte… Il faut le faire, pour elle, pour le baiser… Le métal est glacé, la poignée tourne, la porte s’ouvre et…

Le cheval était blanc, et le prince en lambeaux.
La cape… Une loque sur un dos… C’était idiot, pour sûr… cette longue larme… cette larme séchée qui lui collait aux os… Le ciel on s’en fichait, on le voyait même plus… Sans doute que… maintenant, hein… il lui ressemblait à la cape… à cette larme stupide qui lui glaçait les os…
Il passait, encore… Jamais, jamais en retard… Jamais, mais… Maigre, creusé, comme une fosse… il n’y avait plus de raie, ses yeux erraient fantômes… C’était l’hiver, ou l’été, la forêt… Quelle forêt… Que des branches… Des ciseaux… Des ciseaux fous qui lui taillaient le dos… Et le nez… Le menton… Je suis le ténébreux, hein Nerval, le prince d’Aquitaine… La tour abolie… Et le soleil… Tu t’en souviens, Nerval, du soleil ? C’était le soleil noir de la mélancolie…
C’était Parfait… Imparfait… Plus-que-parfait… Qu’est-ce que ça fait… Qu’est-ce que ça change… Il s’égare le Prince, mais il sait où il va… Il va au pas… Au donjon… Sans danger… Il n’y a plus de sorcière… A quoi ça sert… On sait qu’elle meurt, comme tous les autres… Plus qu’une mare, plus qu’une mare aux têtards, crevés... Eux-aussi, comme tous les autres… Mais c’est pas assez profond… Pas assez pour se noyer… Il faut vivre, il faut monter les marches… Pour elle… Pour le baiser… Cent ans qu’il attend, cent ans qu’il pourrit, le squelette de Barbie dans sa robe de poupée… Sa stupide robe de bal qui lui bouffe les os…
L’escalier s’enroule comme une mue de couleuvre… Marche après marche… Meurtri… Meurtrières… Et des murs… Et des marches… Des araignées qui pendent… Mortes, sur leurs toiles… On voudrait faire comme elles… Cesser d’exister… Voir le monde à l’envers, et rejoindre le ciel, mais le ciel pour elles, c’est toujours l’escalier… Alors on continue… Cette montagne, ces pierres… Ces fossiles d’enfants qui croyaient aux sorcières… Aux princes, aux princesses… C’est fini… Personne ne rembobine la cassette… Personne ne monte l’escalier… Sauf le prince… Sauf le spectre du prince, dans la tour oubliée… Il trébuche, les os cassent un peu plus à chaque marche ratée… Est-ce la Belle au bois Dormant, ou les Noces Funèbres ?
Il arrive malgré tout, car il n’a pas le choix : il est le souvenir de l’ombre d’autrefois… La porte est devant lui, le métal est glacé, ses doigts un à un se brisent sur la poignée, la porte s’ouvre et…
Le cheval était blanc.

C’est tout ce que je sais.

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