Disneyland
Le
cheval était blanc, et le prince était beau.
Derrière
lui, la cape cramoisie claquait comme un drapeau. Toute brodée, qu’elle était,
avec ses étoiles d’or et ses pompons ardents ; elle en jetait pour sûr, et pas
un moindre éclat, l’éclat du pavillon agrippé à son mât, quand il revêt la
lumière… Le ciel par devant dégageait ses nuages, rougissant de leur laine,
grossière, effilochée, époussetant les moutons que le troupeau laissait ; une
fois que l’azur était bien saturé, il déployait sa robe comme une écolière.
C’était
quelque chose de le voir surgir, droit comme un i, taillé en v, le corps d’un
Dieu et l’âme d’un chevalier ; jamais en retard, tombant toujours à pic, il
s’appelait Guépard, Ferrari ou Sonic.
Les
ramures s’écartaient comme des photographes : c’est le son du galop qui annonce
la star. On sonne le gong, on s’active dans l’ombre, on dirige le soleil vers sa
descendance blonde… L’astre va tâtonnant, aveuglé par ses feux, il court après
son crush d’adolescente en chien, la tresse défaite, l’iris éclaté, pleurant
des aurores par son orbite brûlée ; mais il n’a pas de bras pour retenir son
bien.
Les
oiseaux trompetaient, la forêt extatique paniquait comme une fan ; mais le
prince fonçait, mais le prince passait : pas une mèche ne lui collait au
visage. Son regard était droit comme un javelot antique ; une raie sur sa tête
scindait les hémisphères, le ciel et la terre, le bien et le mal, dichotomie
capillaire, mur de Berlin en plein milieu d’un crâne. Pour le reste, c’était le
nez, centré, le menton, carré, le muscle, dessiné ; c’était la force et
l’harmonie, la symétrie et… C’était Parfait.
Parfait
galopa plusieurs heures durant, direction donjon, danger, princesse à sauver,
happy ending et recommencer, jamais fatigué, toujours la pêche et la victoire
facile…
Un
peu d’action ? Parfait sort son épée. L’acier luit ; il a soif. Parfait prend
son élan. Parfait pourfend. La sorcière tombe, coupée en deux. Son cri
s’éloigne. Trop fort, Parfait. Le brushing est resté impeccable. La voie est
libre : plus de ronces, plus d’orage, plus de mal sur la terre ; Parfait
est un aspirateur qui ne tombe jamais en panne.
Reste
le donjon. Et elle. Et le baiser. Pause vanité : Parfait inspecte son reflet
dans la mare. Pas le temps de se mirer ; l’image reste, mais le prince part.
Ses regards se posent sur la prison de pierre : elle l’attend, il le sait, son
cœur bat sous le lierre qui couvre la façade. Les paumes étendues, les doigts
écartés, il pousse les portes comme une star de théâtre. Le jour entaille la
nuit, et le bélier solaire, mugissant son triomphe, enfonce les ténèbres qui
saignent des étoiles.
Face
à lui, une volée de marches. Parfait les gravit quatre à quatre. La cape
ondule, la botte immaculée survole les étages ; chaque pierre qui s’avance est
comme un piédestal, éphémère, un tremplin temporaire qui le fait s’élever, vers
elle, vers le baiser… Le donjon est très haut, mais Parfait grimpe vite. La
nature frémit, le soleil ébloui se colle aux meurtrières, tout se tait, tout se
tend, tout se hisse sur la pointe des pieds ; dans les murs, pas une fissure
qui ne soit colmatée par une chrysalide, une famille de fourmis, une clochette
timide, un faucheux attendri… Parfait s’en fiche – plus tard les autographes !
Il est arrivé ; il n’est pas essoufflé ; une nouvelle porte fait barrage. Son
bras, long et solennel, se tend vers la poignée. Le métal est glacé ; la peau
frissonne, Parfait hésite, un déclic, la porte s’ouvre et…
Le
cheval était blanc, et le prince avait chaud.
Derrière
lui, la cape alourdie pesait comme un fardeau. Toute froissée, qu’elle était,
avec ses étoiles jaunes et ses pompons trop gros ; elle avait rétréci pour sûr,
et elle était râpée, râpeuse comme une carpette trop longtemps piétinée… C’était
inutile, et puis ça tenait chaud, très chaud. Le ciel traînait dans son
peignoir troué ; les nuages s’accumulaient, la laine s’emmêlait, l’azur prenait
une rougeur africaine.
C’est
vrai, on le voyait passer, ce Dieu déchu, un peu chevalier, plié comme un L, taillé
en B… Jamais en retard, non, jamais. On le savait, c’était son tic d’être
ponctuel, et c’était obsédant, ce trot lourd et lancinant, ça vous ballote les
tympans comme un vaste vertige…
Le
dos cassé sur la bête, il baissait la tête pour éviter les branches. Il faisait
chaud, très chaud dans cette forêt. Le prince suait, les feuilles mortes craquaient
sous les sabots crottés. Les vibrations du sol dérangeaient tout le monde,
cette sieste universelle des choses instituées… Quand le prince passait, on
entendait à peine sonner le réveil. On s’ébranlait pourtant, et sans trop se
hâter, comme un lundi matin qui pue le café, on se rangeait en silence et puis
on attendait. Par habitude, on secouait le soleil. L’astre va klaxonnant,
allumant tous ses feux, la nuit a été blanche, il a relu Twilight sans aucun
enthousiasme ; il a des cernes, la tresse défaite, l’iris éclaté : s’il aime
encore, c’est seulement pour ne pas s’ennuyer.
Le
prince fixait un point : ça calmait la nausée. Il n’avait pas mis de gel,
et la raie sur sa tête zigzaguait comme un conducteur ivre. Pour le reste,
c’était le nez, enrhumé, le menton, affaissé, le muscle, effacé ; c’était
la crise et l’alcoolisme et… C’était Imparfait.
Imparfait
chevaucha plusieurs heures durant, direction donjon, danger, blondasse à baiser,
qu’on en finisse avec ce conte de fées ; allez, de l’action… On dégaine, on
enchaîne, c’est bon, c’est toujours le même boss, et il va perdre, parce que
c’est son destin. La voie est libre ; plus de risque, c’est la cinématique,
mais comme Imparfait est un peu asthmatique, il fait une pause à côté de la
mare. Les têtards croupissent dans cette pisse aqueuse, dérangeant les traits
de la face penchée, la traversant, sans crier gare… Reste le donjon. Et elle.
Et le baiser. Ces lèvres asséchées par un trop long sommeil… On a beau
l’arroser que toujours elle se fane, cette rose osseuse, épineuse, que l’on
doit trimballer jusqu’à la salle du trône.
Plus
le temps de traîner ; l’image reste, mais le Prince part. Il n’a pas un regard
pour la prison de pierre. Le lierre mange la façade, comme une tumeur
métastasée. Ses articulations rouillent plus vite que les portes ; les gongs
gémissent, les coudes fléchissent, c’est long, très long de les ouvrir, ces
foutues portes, qui pèsent plus lourd que la fatalité. Le jour défonce la nuit,
et le soleil grippal, se mouchant dans les ténèbres, célèbre son triomphe avec
7000 de fièvre.
Face
à lui, une volée de marches. Il commence à monter. La vue du sommet, il la
connaît par cœur. Alors, il s’attarde. Il n’y avait jamais fait gaffe, au grand
escalier. La poussière se tasse dans les angles des marches, des araignées
crevées pendent au bout de leur toile, ridicules momies suspendues comme des
sacs... On dirait un suicide collectif d’acrobates. Par endroits, la pierre se
fissure. On voit de la mousse et de la moisissure. Cent ans que cette
vieillerie n’a pas vu de balais… Les marches sont de hauteur inégale ;
certaines bombées, certaines creusées, de cratères larges comme des séquelles
d’acné… Cent ans, déjà, que ce cairn branlant sert d’abri aux mille-pattes… Et
puis, il fait chaud, si chaud dans l’escalier. Pour les passer, ces meurtrières
radines, les courants d’air eux-mêmes doivent être anorexiques. Le donjon est
très haut, et le prince est très lent. Imparfait se consume, il halète et
transpire. Plus que deux marches… Plus qu’une… Il est arrivé. La porte, la
dernière porte… Il faut le faire, pour elle, pour le baiser… Le métal est
glacé, la poignée tourne, la porte s’ouvre et…
Le
cheval était blanc, et le prince en lambeaux.
La
cape… Une loque sur un dos… C’était idiot, pour sûr… cette longue larme… cette
larme séchée qui lui collait aux os… Le ciel on s’en fichait, on le voyait même
plus… Sans doute que… maintenant, hein… il lui ressemblait à la cape… à cette
larme stupide qui lui glaçait les os…
Il
passait, encore… Jamais, jamais en retard… Jamais, mais… Maigre, creusé, comme
une fosse… il n’y avait plus de raie, ses yeux erraient fantômes… C’était
l’hiver, ou l’été, la forêt… Quelle forêt… Que des branches… Des ciseaux… Des
ciseaux fous qui lui taillaient le dos… Et le nez… Le menton… Je suis le
ténébreux, hein Nerval, le prince d’Aquitaine… La tour abolie… Et le soleil… Tu
t’en souviens, Nerval, du soleil ? C’était le soleil noir de la mélancolie…
C’était
Parfait… Imparfait… Plus-que-parfait… Qu’est-ce que ça fait… Qu’est-ce que ça
change… Il s’égare le Prince, mais il sait où il va… Il va au pas… Au donjon…
Sans danger… Il n’y a plus de sorcière… A quoi ça sert… On sait qu’elle meurt,
comme tous les autres… Plus qu’une mare, plus qu’une mare aux têtards,
crevés... Eux-aussi, comme tous les autres… Mais c’est pas assez profond… Pas
assez pour se noyer… Il faut vivre, il faut monter les marches… Pour elle… Pour
le baiser… Cent ans qu’il attend, cent ans qu’il pourrit, le squelette de
Barbie dans sa robe de poupée… Sa stupide robe de bal qui lui bouffe les os…
L’escalier
s’enroule comme une mue de couleuvre… Marche après marche… Meurtri…
Meurtrières… Et des murs… Et des marches… Des araignées qui pendent… Mortes,
sur leurs toiles… On voudrait faire comme elles… Cesser d’exister… Voir le
monde à l’envers, et rejoindre le ciel, mais le ciel pour elles, c’est toujours
l’escalier… Alors on continue… Cette montagne, ces pierres… Ces fossiles
d’enfants qui croyaient aux sorcières… Aux princes, aux princesses… C’est fini…
Personne ne rembobine la cassette… Personne ne monte l’escalier… Sauf le
prince… Sauf le spectre du prince, dans la tour oubliée… Il trébuche, les os
cassent un peu plus à chaque marche ratée… Est-ce la Belle au bois Dormant, ou les
Noces Funèbres ?
Il
arrive malgré tout, car il n’a pas le choix : il est le souvenir de
l’ombre d’autrefois… La porte est devant lui, le métal est glacé, ses doigts un
à un se brisent sur la poignée, la porte s’ouvre et…
Le
cheval était blanc.
C’est
tout ce que je sais.
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