2019 : Alice Deschamps, Elles 2e prix du Secondaire concours inter-lycées, 1er prix ex aequo du concours interne


Elles

Elle aime Paris le soir, Paris la nuit. En été surtout, quand tout flotte, quand la douceur enveloppe, que tout est à elle, si grand, si calme et pourtant si familier, si intime, si proche. Quand tout se pare de flamboiements discrets, que chaque glissement de lune sur le pavé l'interpelle, que chaque reflet sur la Seine noire la séduit.

Ce jour là, elle rentrait d'une soirée, une soirée chez une de ses amies, rue Vavin; une fête pleine de chaleur, de mouvements brusques, de cris, d'assoupissements dans la lumière tranquille de la cuisine au sol collant d'alcool. Les yeux encore un peu amoureux, le corps encore un peu fou et langoureux, elle s'est glissée dehors. Paris de la nuit l'a invitée à danser, et comme elle ne voulait pas rentrer, elle a accepté. Elle a couru de toutes ses forces, elle a dévoré la rue de ses pas immenses, portée par la fraîcheur étourdissante de l'air nocturne. Elle s'est arrêtée brusquement au carrefour avec la rue Notre-Dame Deschamps. Tout était calme. À droite, elle aperçut un petit groupe de filles, des collégiennes sûrement, encore bien raisonnables, dont la dureté ne s'exprimait encore que dans l’intimité de leur cercle, encore ignorantes des raisons de leurs tristesses ponctuelles et furtives. Il y avait une petite blonde, jolie, pétillante et maladroite, une grande brune, sereine et douce, et, un peu en retrait, une fille aux cheveux foncés et bouclés, pâle et inquiète, d’une timidité épuisante. Elle portait au cou un pendentif en or, un soleil brillant qu’elle prenait parfois entre ses doigts et serrait très
fort.

Elle abandonna du regard le petit groupe et descendit la rue Vavin un peu plus loin, pour longer ensuite le Jardin du Luxembourg, infiniment paisible, enfoui derrière ses grandes grilles tranquilles, gardiennes d’une quiétude bruissante et charmante. L’ombre gracieuse des arbres sereins se découvrait, sous les étoiles qui semblaient un sérum magique et tombaient sur les feuilles avant de glisser au matin jusqu’au sable du jardin, prisonnières d’une goutte de rosée. Qu’elle aimait ce jardin et ce ballet perpétuel de vies mystérieuses qu’on y trouvait chaque jour, entrelac étonnant et parfois décourageant d’existences vécues, succession de choix, de souffrances et de joies, inconnues les unes aux autres! L’euphorie la regagnait peu à peu, et elle remonta la rue Soufflot dans un élan d'insouciance fantastique, et la coupole du Panthéon, incrustée dans le ciel, droit devant elle, lisse comme un chocolat, avait la netteté satisfaisante d’un tableau de Magritte. Elle prit la rue Saint-Jacques et descendit vers les quais, les bras ouverts comme pour accueillir le monde entier, tournant, sautant : c'était l'acmée de l'excitation juvénile et de la plénitude adolescente. Elle parvint au pont Saint-Michel, au bord duquel elle se pencha, pour mieux voir l'eau de la Seine, noire et luisante comme l’huile, traversée par l'alignement des flammes oranges projetées par les lampadaires qui la bordaient, ornant chaque vaguelette d'un reflet clair et délicat.

Au bord de l'eau, installés sur le quai, se trouvait une dizaine de jeunes filles et de jeunes garçons, certains assis, d'autres debout, silhouettes emmêlées, toutes très proches, si proches qu'elles s’entrechoquaient, comme si elles avaient peur de se perdre, volontairement gauches,  brutales, heurtées, ils hurlaient et riaient, armés du désir d’écraser le monde de leur extase violente et sublime. Une fille longue et mince, se distinguait du groupe avec sa combinaison bleue et sa bague assortie, dansant mal et avec tant d’ardeur qu’elle semblait s’offrir toute entière au  ciel, à la Seine, à Paris, et à tous ceux qui à côté d’elle jouissaient de cette apogée formidable de la soirée.

L’oubli total et magnifique de cette fille et de ses amis la fascina et apaisa son euphorie, et c’est rêvant et méditant, qu’elle gagna l’autre côté du fleuve, longea longuement les quais et déboucha sur la place de la Concorde, belle et vide, n’y croisant que quelques rares passants avec lesquels elle voyait naître et mourir une complicité implicite et secrète qui est celle des derniers éveillés. Elle prit ensuite le métro, qui la conduit et la berça jusqu’à Abesses, où elle monta toutes les marches, sous cet éclat jaune unique qu’est celui du métro parisien à ses dernières heures.

Elle marchait maintenant lentement, le pas déséquilibré, le corps basculant de gauche à droite comme un métronome fatigué. Son regard assombri par le sommeil traînait sur les rues endormies, qu’elle parcourait, errante, et chaque particule de l’air semblait lourde du soleil qu’elle avait rencontré quelques heures plus tôt, d'une réjouissance mystérieuse. Car l’enthousiasme, une fois abandonné de ceux qu’il habitait, demeure encore longtemps après leur départ, imprégnant les lieux où ils sont passés, habillant chaque pierre, chaque objet, d'un sourire qui gagne celui qui passe par là, traverse cette rue, traverse cette pièce, participant pour quelques secondes à cette fête qui livre son dernier souffle, avant d'expirer. Son déambulement nonchalant la mena au sommet de la butte Montmartre...

C'est ici qu’elle vit, peinte du bleu magique, sombre et brillant du soir, auquel se mêlait l'orange diffus d'un lampadaire, figure romantique et bienveillante qui semblait n'être là que pour éclairer, l'espace de quelques minutes, cette scène délicate, ces deux figures fragiles, figées dans la chaleur légère de l'été qui s'endort. Une fille était appuyée à la rambarde qui la séparait des toits parisiens, blottis les uns contre les autres comme des enfants dont la respiration s'apaise, et de la lune leur mère, blanche et vaporeuse, sérieuse et fixe, qui les contemple avec amour. La fille avait de petites sandales blanches et une jupe bleue, elle devait avoir 16 ans. Elle ne voyait rien, comme si ses yeux et son corps tout entier ne faisaient qu'un avec ce paysage de lumière, son âme épousait chaque nuance de l'atmosphère flottante, elle s'éteignait, et toute son humanité se dévoilait, pleine de grâce et de fébrilité. Le garçon était quelques pas derrière elle, il prenait une photo. Elle n'avait pas remarqué qu'il avait quitté la rambarde. Il est revenu vers elle et lui a montré la photo, tendrement. Elle a souri, surprise et amusée, c’était un sourire d'une sincérité terrible, douloureux et amoureux. Ils se sont regardés dans les yeux. Le garçon avait de grands yeux de cerf, aux longs cils délicats, presque noirs, onctueux et profonds. Ils étaient enfermés dans un instant de lucidité, faisant l'expérience du sentiment le plus plein, le plus élévateur qui soit: la symbiose du bonheur le plus grand face à tant de douceur et de perfection et le désespoir le plus infini face à la disparition certaine, proche et affreuse de ce bonheur. Cette nostalgie prématurée, qui n'apparaît que dans les moments de ravissement absolu, où la rêverie ne constitue plus un obstacle à la jouissance totale de l'instant, étreignait surtout la fille; et la valse éperdue de ces deux sentiments contradictoires inscrivait sur son visage, par son mouvement meurtrier et régulier, cette expression tragique qui fascina le garçon amoureux. Elle observait donc ces deux êtres figés dans la finitude de leur bonheur, sous cette lumière de soleil fatigué, qui avait la nuance théâtrale de la lumière qui éclaira Médée, Phèdre et Juliette, mais la bénignité de la lumière qui éclaire les drames les plus attendrissants, lorsque finalement ils s'en allèrent, achevant leur danse et rejoignant l'ombre.

Et maintenant son pas était mou, brisé, son regard doux, ses yeux mouillés, son sourire plein d'une infinie tendresse, et tout son corps se déployait dans une mélancolie parfaite, qui lui tordait le cœur qu'elle avait comme une fleur éclatée et superbe. Elle prit le dernier métro, et marcha jusqu'à chez elle. Elle retira ses sandales blanches, se déshabilla et se plaça devant le miroir, sa petite bague bleue, au doigt, sa médaille en or, au cou. Elle se coucha, et s’endormit au son de la fête interminable qui secouait son cœur et son esprit, ses souvenirs infatigables entraînant sans cesse dans une ronde enivrante l’instant présent.



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