2024, 1er prix ex aequo Zélie Helion-Seguret, T7, L’Odeur du vieux, Lycée Louis-le-Grand, catégorie secondaire, concours inter-lycées

 L'Odeur du vieux

George vivait au numéro trois d’une ruelle anonyme, une de ces rues de Paris qui s’appellent Jean Jaurès ou Victor Hugo, derrière la fenêtre brunie d’un immeuble qui sentait le vieux.

C’était une odeur subtile mais présente, qui imprégnait tout l’appartement, des rideaux aux motifs défraîchis jusqu’au thé rance dans lequel Lisa oubliait régulièrement le filtre. Lui, bien sûr, derrière ses pommettes ridées et ses yeux plissés par de lointains sourires, était probablement la chose qui derrière cette porte moulée avait l’odeur la plus forte et distincte – l’odeur du vieux.

Ce n’était pas réellement l’odeur de la maladie, car la garce devait puer la mort bien plus que la vieillesse ; ce n’était pas non plus une odeur d’usure ou de saleté, car Lisa prenait soin de la propreté de l’appartement autant que de celle de son propriétaire. Quant à Lisa enfin, cela ne pouvait pas être son odeur à elle : elle n’en avait pas.

Ce matin-là, alors que George parcourait péniblement les trois mètres qui séparaient le lit du salon exigu, l’odeur qu’il croyait ne plus sentir, à force de l’exhaler lui-même jour et nuit, le prit à la gorge ; il se laissa tomber dans un râle, et dans son fauteuil, car il était encore capable de tenir debout jusqu’à trouver où poser sa carcasse récalcitrante. Il fut vite rejoint par Lisa, qui en lui servant quelques tartines lui tendit le pilulier avec un clin d’œil appuyé :

« Tenez, George… Peut-être qu’il est temps de prendre vos médicaments ? »

George s’exécuta en maugréant. Son aide-soignante lui répondit par un sourire :

« Vous voyez, ce n’est pas si difficile ! Vous qui rechignez toujours à les prendre…

- Je rechigne à les prendre parce que tu me les donnes à n’importe-quelle heure. C’est comme une montre cassée qui donne l’heure une fois par jour ; avec toi au moins je ne risque pas de les oublier… 

- Ce n’est pas très gentil, ça, George, de me comparer à un objet cassé. »

Il ne lui accorda qu’un haussement de sourcil moqueur, mais ne tarda pas à la rappeler.

« Viens donc discuter un peu, Lisa. Je t’ai vexée ?

- Vexée ? Quelle idée ! Tout va bien, m’sieur George, mais est-ce que vous avez pensé à vos médicaments ?

- Tu viens de me les donner, arrête un peu. Ouvre plutôt les volets. »

Elle s’exécuta en chantonnant puis entreprit un brin de ménage. Il restait du George de la veille quelques mégots à demi-fumés déposés à même la table en marbre, un journal dépecé dont les pages parsemaient le plancher abîmé et quelques gouttes de scotch abandonnées au fond d’un verre. Dès que Lisa se mettait en veille, l’appartement reprenait ses vieilles allures qui oscillaient entre cabinet de curiosité et décharge publique.

« Vous ne savez pas tenir cet appartement en ordre… Mais, George, j’y pense ! Vous n’avez pas pris vos médicaments !

- Tu m’emmerdes, avec tes médicaments, puisque je te dis que je les ai pris ! Là, tu vois bien que le pilulier est vide.

- Ah, bon… »

Le vieillard regarda la pauvre androïde passer l’éponge d’un air contrit. Si Lisa avait été équipée d’un système de détection des émotions performant, comme cela se faisait désormais, elle aurait lu dans les yeux de George que sa colère s’estompait déjà – il oubliait son emportement aussi vite qu’il s’effaçait de la mémoire de Lisa elle-même.

« C’est moi qui devrais être sénile, à mon âge… Attends, n’allume pas la télé. Dis-moi plutôt s’il y a quelque-chose pour moi dans la boîte aux lettres.

- Oui, m’sieur George, lui répondit une voix à nouveau guillerette, le journal. Tenez, la finale France-Italie va vous intéresser, tel que je vous connais. 

- Tu sais bien que je déteste le football… C’est ta mémoire qui se fait vieille.

- Ma mémoire, c’est vrai, j’oublie… Mais, dites-moi, George… »

Voyant tout à coup quelque-chose s’éclairer dans les yeux de son interlocutrice, George leva un doigt menaçant :

« N’y pense même pas ! »

Elle détourna en grommelant son regard du pilulier et commença un monologue sur le dernier match de la coupe du monde. George parcourut le journal en écoutant l’inarrêtable Lisa d’une oreille, ne l’interrompant que lorsqu’elle tendit une main discrète vers le pilulier : « Va donc chercher le pain, au lieu de me prendre la tête ; tu me fatigues. »

L’aide-soignante s’exécuta, le menton relevé, signifiant à George par sa moue qu’elle se drapait dans sa dignité blessée. La porte claqua sur un dernier avertissement du vieux :

« Et évite la mégère ! »

Une fois les pas de l’androïde évanouis dans la cage d’escaliers, George s’autorisait enfin à allumer le téléviseur. La vieille Sony du siècle passé s’alluma en crachotant et au lieu de l’habituel présentateur holographique, une image s’afficha sur l’écran et acheva d’une voix stéréotypée :

« … Entreprise technopharmaceutique dont le procès, entamé en mars dernier, s’est achevé avant-hier. Tout est bien qui finit bien pour MedTech puisque leur responsabilité n’est pas engagée ; mais le modèle d’androïde mis en cause, déjà retiré à la vente depuis près de dix ans, doit être supprimé de tous les foyers le possédant encore… Et cette décision fait débat. Roger Gavreau, vous êtes ici pour nous parler de cette polémique… »

George coupa la parole au chercheur d’un clic sur la télécommande lorsque la sonnette retentit, agacé tant par l’émission que par son interruption.

« C’est toi, Lisa ? Tu as oublié comment utiliser une clé ? »

Il se leva péniblement, faillit faire basculer la table sous son poids, se rattrapa au mur et atteignit la porte avec un grognement, qu’il réitéra lorsqu’il l’ouvrit sur la concierge de l’immeuble. Devant l’effort manifeste de George pour attendre la porte à temps, Mme B. éclata d’un rire polaire.

« Votre robot, là.

- Lisa.

- Oui, votre robot. C’est plus possible. Il dérange tout le monde, il se perd dans le voisinage, il oublie l’étage. C’est pas une garderie ici. Changez-en.

- Lisa est mon aide-soignante et rien ne justifie que je m’en débarrasse, Mme B.

- Oh, si. J’ai appelé les services sociaux. Je vous assure que le problème sera vite réglé. »

Et elle disparut, laissant le vieux abasourdi sur le pas de la porte, les mains dans l’encadrement pour garder son équilibre. Et alors que rien ne semblait pouvoir le mettre de plus mauvaise humeur, derrière l’emplacement laissé vide par la concierge, il aperçut Lisa.

« Donne-moi ton bras, que je retourne m’asseoir. Et ne lui parle plus. Surtout, surtout ne lui parle plus de médicaments. »

George détesta cet après-midi. Lisa virevoltait autour de lui, égale à elle-même, tandis qu’il retournait dans sa tête la visite qu’il craignait de voir arriver. Vers trois heures de l’après-midi, il fit s’asseoir l’aide-soignante à sa table pour le repas, qu’il prenait tard et qu’elle ne prenait pas.

« Comment vas-tu, Lisa ?

- Moi ? Très bien. Vous êtes un patient très prévenant.  

- Est-ce que tu es bien, ici, avec moi ? »

Ce fut le moment que choisit cette satanée sonnette pour retentir à nouveau, et Lisa pour courir ouvrir.

« George, ces messieurs sont là pour vous ! Je les fais entrer ? »

L’intéressé rembruni acquiesça. Trois hommes en costume saluèrent sans un mot, balayèrent le salon du regard comme s’ils pensaient trouver plus de chaises que d’habitants, puis investirent le canapé. George se tourna vers son aide-soignante :

« Va donc te mettre en charge, toi.

- Oh ne vous inquiétez pas, je suis presque à plein ! Je vais servir le thé.

- Va te mettre en charge, je te dis ! »

Un reste d’accent du Sud faisait traîner les voyelles dans la voix de George lorsqu’il s’énervait et Lisa, qui avait appris à reconnaître ces intonations, se dirigea vers la prise pour se mettre en veille, un air froissé figé sur son visage.

George jeta un regard dépité sur l’assiette de concombres à la crème qu’il abandonnait, et le releva vers ses invités. Sur les coussins décolorés du petit canapé se tenait un homme à l’allure impérieuse et aux temps grisonnantes, accompagné d’un collègue petit et trapu en télétravail, dont l’hologramme s’affichait en rose fluorescent. Resté en retrait, un jeune homme engoncé dans le col trop serré de sa chemise observait la scène d’un air mal à l’aise.

« Alors, c’est quoi ? Les services sociaux ?

- Non, monsieur, c’est la police. »

Il s’attendait à voir parler le premier entré, et sursauta lorsque ce fut l’hologramme qui lui répondit.

« La police. Bon. Et que me vaut l’honneur ?

- Vous êtes possesseur d’un modèle androïde obsolète et interdit à la vente. Ces faits sont avérés et confirmés par votre voisinage. Vous ne pouvez pas la conserver. 

- Ah non ? Et je fais comment, moi, sans aide-soignante, sans famille et avec des jambes qui déconnent ? »

Alors que l’hologramme semblait s’impatienter, le plus jeune des policiers se racla la gorge. Tous se tournèrent vers lui avec un regard offensé – George par leur présence chez lui, les autres par son interruption.

« Monsieur, euh… Est-ce que vous avez déjà eu des problèmes avec cet androïde ?

- Jamais. »

Le regard froid de George affronta celui, dubitatif, du gamin, qui n’osa pas pousser la conversation plus avant. Son collègue holographique reprit la main :

« La mémoire de ce modèle est défaillante et met ses utilisateurs en danger. Il est évident que vous n’êtes pas autonome, et ce n’est pas cet androïde du siècle dernier qui va régler ça.

- Je suis encore en vie, pour ce que j’en sais. Je n’ai jamais remarqué le moindre dysfonctionnement chez Lisa. »

L’hologramme croisa le regard de son collègue, et opina dans un haussement d’épaules :

« Démence sénile, peut-être. Il doit pas être mieux que son robot.

- On fait quoi, on l’embarque ?

- Lequel ? »

George se sentait trembler de rage. Lui qui pouvait à peine marcher, qui depuis vingt ans ne tenait son autorité que de son érudition et de sa conversation, ne pouvait pas plus convaincre les flics qu’il était sain d’esprit qu’il ne pouvait leur coller son poing dans la figure. Alors parce qu’il ne lui restait plus que ça, une larme roula le long de sa joue.

L’hologramme soupira.

« Manquait plus qu’il y soit attaché. Allez, on part avec le robot. »

Les yeux fixés sur son androïde, George ne tenta même pas de se lever pour aller jusqu’à elle – il n’y parviendrait pas. Le gamin appuyé contre la porte s’approcha de lui et George espéra le voir tendre une main amie. Au lieu de quoi il lui tendit une feuille de papier :

« Monsieur… Monsieur comment ?

- George. Juste George.

- Monsieur George… Il faut que vous remplissiez le formulaire.  

- Ils me laissent Lisa si je ne le remplis pas ?

- Non… Ils vous envoient des collègues un peu plus musclés. »

Le regard du môme évitait désespérément celui de George, comme s’il craignait de se noyer dans sa tristesse.

« Je ne veux pas d’une autre aide-soignante. Ecoute, jeune homme… Permets que je te tutoie, j’ai l’âge d’être ton père, au moins. Laisse pas mon robot aller à la casse. Je veux qu’elle soit réparée, je peux payer. C’est possible ? »

Le jeune homme tira sur le col de sa chemise, visiblement gêné. Il répondit à voix basse, dos à ses collègues qui se débattaient avec le système de branchement inhabituel de Lisa.

« Je ne sais pas si… Ecoutez, je vais rédiger une note. Je vais demander la remise en l’état de son système. Je ne sais pas si ce sera le même programme exactement, mais je vais demander à garder le maximum de ses composants. Je demanderai à ce qu’on vous renvoie cet androïde-là spécifiquement. D’accord ? »

George acquiesça doucement tandis que le garçon s’éloignait de lui, l’air presque coupable. En regardant les trois hommes partir sans un mot avec l’androïde inerte, il se demanda comment vivaient ceux qui n’avaient rien à protéger.

L’appartement resta silencieux de longues heures, toute une nuit même. Ce matin-là, lorsque George dut se traîner péniblement jusqu’à la porte à laquelle on venait de frapper, un visage familier apparut dans l’encadrement.

« Bonjour, George ! Je suis Lisa, votre aide-soignante. »

Et sans attendre de réponse, Lisa s’affaira dans le salon, avant de mettre la main sur le pilulier.

« Dites-moi, George… Peut-être qu’il serait temps de prendre vos médicaments ? »

Dans l’antre du vieux, la femme exhalait l’odeur fraîche et subtile du plastique neuf – mais peut-être n’était-ce qu’une impression.  


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire