Une histoire de vengeance
« Découvert
non loin du village syrien de Bi’r ad Dulay’iyat (بئر الضليعات) en 1968 par un paysan local, ce spécimen d’homo
sapiens primitif (nom de catalogue : AL 678-1) a été daté
stratigraphiquement à 130 000 années avant notre ère. […] Le fossile,
composé d’un total de 96 fragments, est relativement complet. Mais l’énigme qui
reste jusqu’à ce jour la plus intrigante est celle de la cause du décès du
spécimen. D’après les conjectures des archéologues, la chute d’un objet massif
sur le crâne de l’individu l’aurait réduit, lui et tout ce qu’il pouvait
contenir, à l’état de pudding. « Mais
un pudding qui ne se tient pas bien, un pudding où on a oublié le
beurre. » précise le paléoanthropologue Frédéric Aygeammi dans sa thèse
Mystères de l’Homme de Bi’r ad et desserts de nos régions. […] Le
Dr. Aygeammi soutient la thèse du meurtre, cependant, cette supposition, loin
de faire l’unanimité dans la communauté scientifique, est critiquée par
l’anthropologue Michelle Bay, qui soutient la thèse, plus probable, de
l’accident. […] Dans cette foule opaque d’hypothèses et de conjectures, une
seule chose semble certaine : l’Homme de Bi’r ad est loin de nous avoir
livré tous ses secrets. »
-
Extrait de Énigmes
de la paléoanthropologie actuelle de Jean-Hyppolite Villeboue
Ce que ces grands scientifiques, malgré la somme
astronomique de leurs quotients intellectuels réunis, n’auraient su deviner,
c’était que Garg ne l’avait pas fait exprès, mais un peu quand même. Certes, il
n’avait aucune raison de lâcher ce rocher sur la tête du malheureux Morg ;
mais comme chacun a déjà eu envie de savoir quel est le goût du sable, ou ce
qui se passerait si ce ballon traversait cette fenêtre, Garg avait simplement
eu envie de savoir ce qui se passerait si ce bloc s’écrasait sur ce chef. Qui
pour lui jeter la première pierre ? Une légère poussée, et le rocher était
tombé tout seul, au fond. Étrangement, cette justification n’a pas semblé suffire
à la veuve de Morg qui avait à son tour envoyé Garg faire une sieste dans la
poussière, d’un seul et unique coup de gourdin. Quelques années plus tard, l’orphelin
de Garg l’avait vengé en poussant la cruelle femme qui lui avait enlevé son
père dans un piège à mammouths. Ainsi s’était lancée la machine terrible et
insatiable de vengeances et de contres-vengeances, alimentée par l’amertume, le
ressentiment et l’aveuglement.
Et le
mécanisme n’était pas près de se gripper : des rouages aussi huilés, il n’y
aurait guère que la fin du monde pour les arrêter.
Quelques
quatre-mille-cinq-cent-soixante-dix-huit générations plus tard, les asticots
firent festin grâce à Galba qui égorgea Magurix, fou de rage après l’avoir vu décapiter
son père et prendre son trône. Le même sort fut bien vite réservé à Galba par
la sœur de sa victime. Encore une trentaine d’itérations après ces évènements, Margot
aux Mains Pâles embrocha Gauvin le Vieux au fil de sa lame, envoyant sans
détour ce seigneur aux côtés du Seigneur. Margot aux Mains Pâles avait été une
femme d’une grande prévoyance et d’un calme olympien et froid, cependant, ceux
qui l’ont connue pourront attester du changement qui s’opéra en elle dès sa
vengeance accomplie. Comme libérée d’un poids, il sembla que le sang l’avait
repue et lui avait finalement permis de découvrir la valeur de la vie. Ainsi
resta-t-elle une femme douce, vive et romantique toute sa vie durant et jusqu’à
sa mort. C’est-à-dire pour peu de temps, puisqu’elle fut à son tour transpercée,
deux années plus tard précisément, le jour de son mariage avec Gauvin le Jeune,
tuée par son mari dès l’union prononcée, au fil de la lame-même dont elle
s’était servie autrefois. Son sang éclosant en coquelicots sur son torse. Il
faut dire que nul n’était sans ignorer le goût de Gauvin le Jeune pour
l’ironie. Mais cet homme ne fut jamais le metteur en scène d’une fin aussi
spectaculaire que celle de son descendant, Monsieur Guillaume LeTreu de Gussac,
qui fut immolé vif quand un incendie – causé par son barbier, Sieur Maximilien,
qui n’avait pas voulu, je vous l’assure, laisser cette bougie près de cette
tenture, qu’un mauvais génie avait disposé sur ces cinq lampes à huile -
s’étant déclaré dans sa chambre à coucher. Jusqu’ici rien de bien extravagant
direz-vous, cependant, ne parlez pas trop vite, car le malheureux, dans une
tentative désespérée d’abréger ses souffrances, sauta de sa fenêtre, pour finir
sa course sur une caisse de feux d’artifices posée là en vue de la réception du
lendemain, ce qui l’envoya directement au ciel, comète parmi les étoiles.
Jamais mort ne fut plus festive. Cependant, tout cela reste un échantillon, les
décès les plus mémorables dans la foule de morts discrètes, misérables,
poisseuses ou simplement tristes, car justement personne ne l’était.
Alors, à la république de cadavres du fossé, des gueux
et des réprouvés ! Aux résidents du séjour des morts sans sépulture !
Mais aussi aux morts de l’épée comme du poison. Des Armes comme des poings. À Mary-Jane,
qui mange les pissenlits par la racine depuis qu’on lui a servi une omelette
aux amanites phalloïdes. À Gislaine qui se suicida de sept coups de feu dans le
dos. À ce malheureux accident de draisienne qui permit à Martin de rencontrer
son créateur. À Gianni qui nourrit les requins. À Marcelle qui explosa. À Gabin
qui finit en compression César. À May qui fut embrochée. À Garry qui fut digéré.
Au postérieur de l’éléphant au-dessous duquel gît Murielle. À Gontran qui pointa
pour la dernière fois. À Michael qui se lança dans le business de l’engrais
naturel. À Grace qui avala son extrait de naissance, littéralement. Et à tous
ceux pour lesquels les euphémismes funéraires manquent.
Ainsi le temps passe et le monde trépasse. Mais les
inspecteurs, les coroners, la police scientifique… Ce beau monde n’avait de
cesse d’essayer de déloger les rouages de la machine, sans avoir pour projet, ce
semble, outre mesure, de se mêler un jour de ses oignons. Ainsi science et
vengeance suivaient chacune leur petit bonhomme de chemin, jouant au chat et à
la souris, jusqu’au premier meurtre par drone de la chaîne millénaire, qui fut
une révolution sur le marché de la vengeance et la fit entrer dans l’ère de la
technologie. On s’entretuait toujours, mais à la pointe de la technique. Une
impression de mouvement dans la réalité engourdie. Et le temps continue de
passer. Car c’est ce que le temps fait. Et le monde continue de trépasser, car
c’est ce que le monde fait.
À la dernière heure du dernier jour, il n’y aura plus
que deux êtres vivants au monde. Au milieu d’un univers vide, qui s’apprêtera
lui-même à enfiler son pyjama de pin.
Ce jour-là, l’un dira : « On dirait bien que
les lendemains sont annulés. » L’autre répondra : « Enfin le
rien. Ce n’est pas plus mal, quand on y pense. »
L’un dira : « Pourvu que les bouddhistes
aient tort, pourvu que l’on ne revienne pas. »
Le monde, soudainement, se convulsera et se rétractera.
Et le vide, s’entrechoquera et s’écroulera sur lui-même. Il y aura l’instant
avant, et il y a eu l’instant après. Entre les deux, tout aura été un. Puis
dans un rond rebond cosmique, tout recommence. Et ça tiédit et ça grouille, ça
s’étire et ça prend son élan. Et en un instant, le monde s’emplit de nouveau de
rêveurs, de justes, de gentils, d’idéalistes, de misanthropes, de curieux et de
rancuniers. Et d’aucun pourrait espérer que dans cette foule, quelqu’un se
souviendrait d’où tout commence.
Mais à la fin, les bouddhistes ont raison.
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