Bêtamorphose d'Adèle Cramaix,2d3, 1er prix "lycée" du concours inter-lycées 2022 ;
La bicoque Fouchard de Zoé Dupont-Jubien,1re8, 1er prix du concours interne ;
Songe-creux de Charlotte Kremer, T8, 3e prix du concours interne
Bêtamorphose d'Adèle Cramaix,2d3, 1er prix "lycée" du concours inter-lycées 2022
Bêtamorphose
La
pluie a lavé la ville. Désormais, des nuages blancs et effilés passent à toute
allure devant la fenêtre, juste en face de moi. Depuis une heure, je les regarde,
essayant de ne pas penser à mon licenciement prochain, attendant qu’IL daigne
me recevoir. Je ne connais pas l’exact motif de cette convocation mais pas
besoin. Il est facile à deviner.
Trois
semaines auparavant, nos salaires ont été baissés d’un quart. Il n’en a pas
fallu plus pour rameuter les syndicats et générer des blocus.
Quoique.
Peu
de personnes y sont allées. Fais pas le malin, qu’ils m’ont dit. Même Arnaud
m’a laissé tomber. « J’ai deux
gosses à nourrir, je peux pas. ».
Moi
j’y étais.
Deux
jours.
Sous
une pluie de mépris et d’indifférence.
La
semaine d’après, le patron est passé dans mon bureau, sourire aux lèvres. Tu
verras qu’il m’a dit. Aujourd’hui, j’y suis.
Quoi
qu’il dise, garder la tête haute. C’est le plus important. Il ne doit pas voir.
Il ne doit pas croire qu’il a gagné. Il doit croire que j’ai des plans, malgré
le tampon rouge qu’il mettra sur mon dossier. Je trouverai.
Monsieur
Lachaume, c’est à vous !
J’entre.
Il me montre une chaise, je reste debout.
Mon
cher Lachaume, savez-vous pourquoi vous êtes là ?
Non. Il rit. Parlons, et simplement. Vous êtes un bon employé,
savez-vous ? Menteur. Pour être franc avec vous, votre petit
débordement du mois dernier m’a un peu attristé. Je crois comprendre que vous
perdez confiance en nous. Rassurez-vous, bientôt, vous aurez la preuve que vous
vous êtes trompé.
Etonnamment,
je ne suis pas du tout rassuré par ses mots.
Il
se penche sous son bureau et pose un grand carton devant moi. Ce simple effort
semble l’essouffler au point qu’il me regarde plusieurs minutes sans rien dire.
Puis
pointe un sourire mielleux.
Ouvrez.
Allez-y.
Il
faut bien.
Mes
doigts parcourent le carton puis le fendent. A l’intérieur, un autre carton. La
blague. Celui-là est coloré, façon publicité.
DX3W,
l’ordinateur qui vous fera rêver !
Pas
sûr de comprendre le rapport avec mon licenciement.
Mon
cher Lachaume, vous n’êtes pas licencié, vous êtes élu. Vous avez gagné le
droit de tester ce nouveau prototype ! Je m’explique. J’imagine que vous
avez une télé, non ? Ah, bon… Vous ne connaissez pas la pub sur
DX3W ? Ah oui, celle du métro. Non, je ne savais pas… En même temps je le
prends tellement peu, ça me dégoute. Sourire. C’est donc un
nouveau prototype qui, en plus d’être plus performant, a une particularité…
Vous n’avez plus besoin de prise pour le brancher !
Mes
sourcils se froncent, involontairement. Marque d’intérêt. Il en profite.
Ne
soyez pas impatient, je vais vous expliquer.
Dans
mon lit, les idées tournent en boucle dans ma tête. Le patron m’a expliqué leur
nouvelle technologie. Leur ordi là. Pas besoin de le brancher à une
prise. C’est sur nous qu’on le branche. Avec des sortes d’électrodes. Paraît
que ça prend une infime quantité de notre énergie pour l’ordi.
J’arrive
pas y croire. Je me suis laissé acheter par le patron avec un ordi dernière
génération ? Après tout, ça peut être utile. J’aime pas l’idée de le
brancher sur moi. J’en parlerai à Arnaud demain.
J’ai
exposé le truc à Arnaud. Il pense comme moi. En plus optimiste. Tant que
t’utilises pas leur option sans prise, ça craint pas. Pas faux. Je vais
faire comme il dit. Ce qui serait intéressant, c’est de voir qui en a reçu.
Trouve quelqu’un de confiance là-bas et enquête avec. Ouais. Pas si facile.
Matinée
tranquille au bureau. Quand je croise un collègue supportable, j’essaie
d’entamer une discussion, voir si je suis le seul à avoir reçu un prototype.
Je
commence par ceux un peu réacs et ceux qui étaient au blocus. Pas facile avec
les caméras de surveillance de paraître naturel quand tu parles d’un truc top
secret. J’essaie d’y aller à mots couverts.
Nathalie,
vient me voir. Elle me propose du café. Je l’aime bien, c’est une chouette
fille. Elle est comptable de je n’ai jamais bien compris quoi. Je profite de ma
pause pour l’inviter à sortir manger.
Dehors,
je prends le risque.
-
Le patron t’aurait pas confié un
ordinateur à tester par hasard ?
Regard
interloqué. Bingo. Elle me demande si moi aussi. Bien sûr.
-
J’ai essayé d’interroger d’autres
personnes, commence-t ’elle. Je pense que nous ne sommes pas les seuls mais
impossible d’en savoir plus. Ce n’est pas évident pour moi de parler à des
postes plus hauts placés, tu le sais.
Au
moins, on est deux. Coïncidence ou pas, deux qui étaient présents au blocus du
mois dernier. Et à tant d’autres. C’est d’ailleurs là qu’on s’est rencontrés.
Nathalie et moi.
-
Tu vas essayer toi ?
Sa
voix me ramène à la réalité.
-
Je sais pas je le sens pas ce truc.
Ironie
du sort ? Quelques heures à peine après avoir à moitié prêté serment avec
Nathalie, coup de fil du patron. Dans le métro. Dossier urgent à rendre, dans
la demi-heure.
J’avais
le choix ?
Je
crois que la douleur est plus psychologique que physique. A peine plus fatigué
que d’habitude. Même pas mal là où j’ai branché les électrodes.
Mais
avoir flanché si vite… Franchement.
En
même temps c’est peut-être pas si mal… je sais pas. Besoin de dormir.
Toujours
pas digéré la veille mais ça va mieux. Tant que je ne recommence pas, c’est
bon, non ?
Seul
truc étrange, en faisant ma toilette, ce matin, j’ai senti dans ma nuque une
plaque froide. Comme une croute mais lisse. Dure. Bizarre. Surement dormi dans
une mauvaise position.
Au
bureau, le patron vient me voir. Très bien votre dossier d’hier ! Je
suis fier de vous. Tape amicale, comme à un chien ou un enfant obéissant.
Sourire. Je me retiens.
A
midi, on enquête à nouveau avec Nathalie. Trois nouvelles personnes. Deux
qu’ont déjà essayé. Veulent pas en parler. J’ai du taf, ils ont dit.
Marrant. D’habitude c’est pas les derniers quand il s’agit de trainer.
Je
le déteste. De nouveau, dans le métro. Coup de fil du patron. Dossier urgent.
J’ai fini mon taf à cette heure moi ! Le pire, je peux rien dire. Il agite
mon licenciement, sous mon nez, en guise de menace. Avec son sourire mielleux.
Ça
y est. C’est officiel. Maintenant je sors plus tôt du boulot. Je bosse dans le
métro. Deux heures de trajet par jour, ça en fait de l’optimisation ! Je
le hais. Un jour, je lui règlerai son compte.
Arnaud
est révolté. Le pauvre. Il est dans un état depuis que je lui ai dit. Complot
d’après lui. Même pas en rêve.
-
J’ai une idée.
Il
dit ça les yeux illuminés. Pas rassurant.
-
Pourquoi tu le pète pas direct ton
machin ?
-
Il me virerait.
-
Et ? Tu serais débarrassé, non ?
-
Tu sais où trouver du travail avec un
tampon rouge ? Je bouffe comment moi ?
-
Je peux t’accueillir ou…
Il
s’arrête. On le sait tous les deux. Il peut pas. Deux gosses. Comment tu veux
nourrir un adulte en plus avec son salaire ?
-
Merci. Je vais faire ce qu’IL demande. Le
temps de trouver une solution.
On
continue l’enquête. C’est cool, maintenant on est trois. Un agent d’entretien,
Pierre, nous a rejoint. Grâce à lui, on a trouvé plus de gens. Il récupère les
poubelles à carton des étages et a pu localiser d’où venaient les cartons
d’emballage.
12
personnes. Pour l’instant. Bizarrement, tous impliqués dans les blocus. D’une
façon ou d’une autre.
Pierre
dit que c’est sans doute un moyen de nous acheter, une façon pour l’entreprise
de garantir qu’on bougera plus.
Pathétique.
Ils croient vraiment qu’on va se contenter de conditions de travail pourries
parce qu’ils nous offrent des trucs électroniques ?
Ça
y est. J’ai passé le cap. Je ne me souviens plus du nombre de fois où j’ai
utilisé leurs électrodes. Une dizaine ? Quinzaine ? Un truc comme ça.
C’est
vrai que ça m’énerve. En même temps, qu’est-ce que j’y peux ? J’ai fait le
maximum, non ? Alors ?
Y
avait peut-être pas de rais0n. De s’énerver comme ça. Je me dis. C’était
peut-être que p0ur le principe. Finalement.
Ce
matin, Nathalie arrive avec deux n0uveaux. Ça commence à en faire des prénoms…
J’arrive plus à tout retenir à f0rce.
Je
v1ens d’avoir une idée. Je vais leur donner des numéros, en fonction de
différents critères. Pierre, lui ça sera 041-175. Nathalie, 130-382.
C’est
super prat1que le truc des numér0s ! Maintenant, je peux donner un n0m à
n’importe qui de l’entreprise. Sais pas pourqu0i je n’y avais pas pensé avant.
Je
me su1s disputé avec Arnaud. F1n pas vraiment mais 0n s’est qu1ttés sur un
fr01d. je cr01s qu’1l a pas a1mé l’1dée des ch1ffres. Peut-être qu’1l éta1t
juste 1nqu1êt… va sav01r. Depu1s quelques j0urs, je le c0mprends de m01ns en –
D’a1lleurs,
je pensa1s l’appeler 030-476.
H1er,
le Patr0n e$t venu me v01r. je lu1 a1 parlé de m0n 1dée. De changer le$
prén0ms. En c0de$. B0nne 1dée, 1l m’a d1t. c’e$t b1en Au m01n 1 qu1 me c0mprend
030-476
et 130-382 m’0nt appelé, h1er. 1l$ d1$ent qu’1ls $’1nqu1ètent
P0ur
m01 De qu01 ? m01 je pen$e qu’1ls $e prennent la tête p0ur
r1en
De
t0ute faç0n, 1ls se tr0mpa1ent t0us depu1$ le
début
m01
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©’e$t
vra1 qu’1l e$t pa$
mal
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prat1que
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gagne du , temp$
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˒ ,
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D0ul0ureuse. ˉ ˈ ʻ ˋ Agaçante. , ˎ ˎ .
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Ça
ne sert plus à rien.
‘ ʺ ˒ -
Il
est trop tard. Tu comprends ?
`
Trop
tard.
. .
. - - - . . .
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Trop.
- .-. .- .. - . -- . -. - -.. . …
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La Bicoque Fouchard avait la gueule d’un vieux renard. Un corps de briques
rouges, quelques pierres grises comme des poils d’argent et une toiture en
ardoise. La porte s’ouvrait toujours à la nuit tombée, des fils de lumière
atteignant alors l’antique trottoir du village. À côté de cette porte, un
écriteau sur lequel on pouvait lire, en lettres d’or fièrement tracées :
“Maison Fouchard, de père en fils.”
Le père, c’était la troisième tombe de la sixième allée du cimetière. Le
fils, en revanche, c’était Pierre Fouchard, avec ses rides de soixantenaire et
ses yeux de trentenaire. Il avait repris la maison depuis la mort de son
prédécesseur et y tenait le rôle de tavernier, confident et parrain.
Tavernier le matin pour le petit blanc de l’apéro et le soir pour le grand
rouge des commérages, il accueillait les vieux râleurs de l’époque comme les
parents dont les enfants s’endormaient entre les chaises tirées et les
conversations échauffées. Parmi ces enfants, la petite Catherine était la
cliente la plus régulière. Du haut de ses dix ans, elle entrait dans la Bicoque
Fouchard en s’agrippant à la main de son père et finissait sur une table, à
participer autant qu’elle le pouvait à un débat qu’elle comprenait à
peine.
— Moi, je vous le dis, c’est la faute à leurs grandes entreprises, là…
Elles volent le travail des honnêtes gens !
— M’enfin, pépé, tu vas pas revenir sur ça. Et pose ton verre, tu vois
bien que tu en verses partout. Henri, on n’a plus de vin…
— Oh, Pierre ! une autre bouteille ! Catherine, descends de la table…
— De toute façon, aujourd’hui, tout est question de progrès. Ils se
fichent de nous, pépé, mais qu'est-ce que tu veux qu’on y fasse ?
— Se battre ! À mon époque-
— Oh! à ton époque. Les temps changent, pépé, les temps changent… Henri, ta
fille a l’air d’avoir quelque chose à dire.
— Eh bien, vas-y, Catherine… Regarde, tout le monde t’écoute.
Mais la petite Catherine, rouge jusqu’aux racines de ses boucles brunes, ne
put articuler un mot. Alors, Pierre Fouchard qui apportait la bouteille
demandée endossa son rôle le plus important et fit un clin d’œil à sa filleule.
Elle gloussa ; la phrase sortit.
Le fils Fouchard avait connu le fils Henri Mittier à l’école du coin, une
amitié forgée dans les parties de billes et la pêche aux écrevisses à la sortie
des cours. Leur amitié continua même après que le fils Mittier soit devenu
père, d’un bébé joufflu à la drôle de touffe brune sur le crâne. Ce bébé
joufflu fut prénommé Catherine et le curé la baptisa en grande pompe à l’église
du coin, l’eau bénite aspergeant au passage le toujours-fils Fouchard qui
tenait l’enfant. Depuis, la Bicoque avait deux âmes : Pierre et
Catherine.
À l’été des douze ans de Catherine, les premières pommes de la saison
s’amoncelèrent sur le parvis de la Bicoque. Un mardi matin, un peu avant
l’arrivée des habitués, elle se précipita à l’intérieur en criant son fameux
:
— Salut la Bicoque !
Désormais assez grande pour s’asseoir au comptoir, elle fit son plus grand
sourire à Pierre.
— Coucou, parrain !
Des feuilles dans les cheveux et les joues rouges, elle lui raconta à toute
vitesse comment le garçon qu’elle aimait bien lui avait embrassé la joue
derrière un arbre, déclarant l’affaire top-secrète. Pierre écouta
attentivement, promit de ne rien dire et un coup de vent secoua la Bicoque. On
eût dit qu’elle riait tendrement.
À l’automne, Catherine débarqua en fin d’après-midi pour verser de grosses
larmes sur ce garçon qui avait embrassé la joue d’une autre. Les volets de la
Bicoque claquèrent sèchement toute la soirée.
Au printemps de ses seize ans, après les cours, elle murmura à son parrain
ses rêves d’avenir et décrivit son petit ami idéal. Gentil et très
intelligent. Catherine était jolie comme un cœur, la Bicoque se couvrait de
pétales et Pierre vieillissait doucement.
À l’hiver de ses dix-huit ans, une fête fut organisée dans la Bicoque pour
le départ de Catherine dans la grande ville. La jeune fille avait été acceptée
dans l’école de son choix et n’avait jamais paru plus heureuse, rayonnante dans
son apparence de femme. Pierre lui offrit gauchement Les Contemplations
de Victor Hugo ; il n’avait pas su quoi donner à cette personne qui s’éloignait
de la petite Catherine aux feuilles dans les cheveux. Quant à la Bicoque, elle
regarda les lourds cheveux bruns et le nez retroussé de Catherine Mittier, puis
poussa un gémissement mélancolique.
La véritable âme de la Maison Fouchard ne revint réellement que six ans
plus tard, accompagnée d’un jeune homme qui portait le style de la ville. Ils
se marièrent dans l’église, sous l’autorité du même curé qui avait presque
baptisé le parrain avec la filleule. Pierre Fouchard représenta sa Bicoque au
premier rang et la photo nuptiale eut ensuite lieu devant celle-ci, à la porte
si ouverte qu’on aurait dit qu’elle souriait.
Catherine repartit à la grande ville avec des promesses de lettres et de
photos, et Pierre hocha la tête avec un sourire indulgent. Il se doutait bien
que la vie emporterait à nouveau sa filleule, la ferait oublier sa Bicoque pour
un temps. Pierre Fouchard aurait bientôt soixante-quinze ans et son regard
était rattrapé par l’âge.
— Oh, Pierre ! lui lança un jour Henri Mittier en traversant la rue. La
petite a son premier boulot !
Catherine était devenue cadre dans une excellente entreprise et n’avait pas
même songé à en avertir son parrain. La porte d’entrée de la Bicoque grinça
toute la journée.
Une lettre arriva un jour, accompagnée d’une photo. La Bicoque agita sa
boîte aux lettres si fort que Pierre n’eut d’autre choix que de se précipiter
sur celle-ci pour éviter l’effondrement de la maison. Sur l’image, le ventre de
Catherine s’était arrondi et elle riait aux éclats. À l’arrière de cette photo,
la mention “Bientôt grand-parrain !” fit trembler le menton du vieux fils
Fouchard et ses yeux s’embuèrent. Il l’afficha en place d’honneur derrière le
comptoir et la Bicoque sembla s’assoupir, rassurée par cette
Catherine-non-Catherine qui était revenue.
Marie naquit l’année des quatre-vingts ans de Pierre et la boîte aux
lettres de la Bicoque ne fut jamais autant nourrie qu’à cette période.
Catherine entra un matin, un nourrisson dans les bras et un sourire ému sur les
lèvres.
— Salut la Bicoque. Coucou, parrain.
Sa fille avait une touffe brune sur le crâne et Pierre la berça dans ses
bras en ayant l’impression de rajeunir. La Bicoque sourit de toutes ses
fenêtres.
Tout était bien.
L’année des dix ans de Marie, Pierre Fouchard s’endormit dans son lit, à
l’étage de la Bicoque, pour ne plus se réveiller. Catherine fit le trajet pour
l’enterrement, une mise en terre simple, non loin de la tombe de Fouchard
père.
Quand le curé fut parti, le père de Catherine se signa.
— Saint Fouchard, patron des bicoques.
Tous les autres se signèrent à leur tour.
— Amen, conclurent-ils en chœur.
La filleule en deuil pleura.
Quelques mois plus tard, Catherine passa devant la Maison Fouchard et son
cœur se serra. Son père, aux yeux aussi fatigués que son dos, dit alors :
— Aye, il a pris la Bicoque avec lui.
Et sans doute avait-il raison tant la Bicoque Fouchard faisait peine à
voir. Elle ne souriait plus, d’un air triste avec ses volets pendants et sa
porte fermée, rattrapée par son âge, ses briques mornes et ses ardoises
fissurées. Le temps lui avait volé sa première âme, l’édifice sentait sa
deuxième se faire prendre par une chose plus dangereuse encore.
Le lendemain, la deuxième âme passa une dernière fois la gueule affaissée
du renard.
— Salut la Bicoque…
Et ce fut magistral. Comme dans un dernier souffle, conservé seulement pour
elle, la Bicoque se mit en branle. Les volets claquèrent à la manière
d’applaudissements fous, le parquet grinça comme un voix rauque qui tentait un
chant final et les briques parurent pleurer. Puis, épuisée, ayant usé de ses
dernières forces, la Bicoque se tut.
La maison fut vendue et démolie un mois plus tard. Sur ses fondations, on
construisit une énorme boîte blanche et verte, une boîte aux étranges enseignes
lumineuses, une boîte où personne ne se parlait.
À l’intérieur de cette boîte, Catherine fut rappelée du livre des Contemplations
et de ces vers :
« Sans cesse le progrès, roue au double
engrenage,
Fait marcher quelque chose en écrasant quelqu'un. »
D’une certaine manière, en voyant les rayons climatisés et le sol en
plastique, elle était presque heureuse de savoir que son parrain n’avait pas
assisté à la métamorphose de sa Bicoque.
Aujourd’hui, le supermarché n’a la gueule de rien du tout.
(le coup de coeur des professeurs-documentalistes)
Je me tiens sur le
palier d’un charmant palace situé à Pau, un majordome bien repassé de la
redingote jaillit à ma gauche et me souhaite la bienvenue dans la prestigieuse
institution « les cinq animalcules de Pau ». Ensuite cet homme à
l’œil morne mais à la bedaine affable me confie que je suis attendu mais avant
que je ne me rende à mon rendez-vous, il faut que j’attende patiemment dans la salle d’attente.
L’attente dans la
salle d’attente est d’autant plus pénible que je suis entouré d’hommes qui ne
sont plus des hommes. Ce ne sont plus que des drôleries anthropomorphes qui
grincent et couinent. D’après leurs caractéristiques physiques notables, ce
sont même des hommes-meubles en cavale. Ces hommes-meubles sont donc mes
compagnons d’infortune même si leur infortune, par rapport à la mienne, est
bien plus sinistre. Ces martyrs ont subi une métamorphose absolument délétère.
D’abord, leurs côtes ont transpercé leur cage thoracique. A l’air libre elles
ont grouillé, semblables à un nid de vipères sur les dépouilles des malheureux,
se déliant et s’ébrouant dans un affreux éclatement d’os. Puis leurs vertèbres
se sont désenfilées du collier vertébral rejoignant l’églade d’os et de chair
qui purulait furieusement au niveau de leur abdomen éventré. L’architecture de
leur ossature humaine est redéfinie avec virtuosité, leur corps est devenu
creux de nombreux tiroirs, de serrures, et de portes à battant. Ainsi, comme
d’anciens buffets, ces hommes-meubles ont des compartiments dans leur squelette
de bois massif, compartiments qui forment des salles d’attente, ces dernières compilant des souvenirs en attente de remémoration,
des traumatismes mutiques qui hurlent pourtant dans tout leur corps et des
émotions distordues : des larmes gélifiées aux joies effilochés en
barbe à papa.
L’attente s’étire
et déploie ses tentacules ankylosantes, alors je me lève et quitte la salle
afin de déraidir mes jambes qui sont en proie à l’engourdissement. Je suis
conduit dans les jardins par un groom. Une fois à l’extérieur, j’opine du chef
pour qu’il prenne congé et j’observe la propriété. Elle est grande et je m’y
perds rapidement, ces dédales de verdure sont vertigineux. A côté de moi, un
morpho se pose sur un buisson de myrtes. Ses ailes froufroutent doucement, il
me hèle dans sa prose primaire. Une chiquenaude d’un cygne hargneux me
distrait, j’empoigne son bec. Je le scelle. « Ne chante pas », le
supplié-je. Mes mots sont dans leur plus simple appareil mais ces animaux sont
insensés, ils ne semblent sensibles qu’à mon langage corporel. « Tu
corrobores des théories rétrogrades », rétorque le morpho. « N’es-tu
pas le seul ici à rétropédaler rêveusement ? », continue-t-il. Je suis distrait par l’irrationnel, un morpho
ne débat pas dans la langue des hommes. Une douleur tangible coupe court au fil
instable de mes pensées. Le cygne s’ébroue, joyeux de sa liberté retrouvée. Il
est bien matois, ce bec vilain m’a pincé la main gauche.
J’observe
maintenant un groupe d’enfants. Ils se querellent. Le schisme est politique, me
semble-t-il. Une question triviale de pouvoir qui ne peut échoir à la seule
fillette du groupe, la plus hardie pourtant. La colère gronde sous leur peau,
l’éclat est imminent. Un jeune paon se jette sur la petite fille, il vise son
cou. Ses mains se cabrent impatientes, elles déploient leurs tentacules
mortelles et la griffent. Alors le cou d’albâtre de la fillette se pare d’une
guirlande rouge qui de son corps félin ondule langoureusement sur sa peau.
« Plic, ploc », miaule le fauve. Son corps perle sur ce canevas
d’épiderme, il s’évapore en longs rubans
vermeils avec, à
leur tête, un poisson rouge. Cette hargne enfantine est si pure. Un filet de
bave s’écoule des lèvres du garçonnet, il est bestial : à la manière de
certains chiens qui bavent abondamment lorsqu’ils atteignent un haut degré de
satisfaction, sa bouche s’est oubliée, elle salive. La fillette blêmit, elle a
peur, le jeune garçon a peur aussi, il est blême. Il trébuche en arrière et
tombe sur ses fesses. Sa voix s’étire, affreuse et grinçante, dans une plainte
pathétique. Quel déchet… Il pleure donc. Il geigne absurdement. Des fluides
répugnants s’échappent de ses orifices. Ses yeux, son nez, sa bouche, tout
rouges, tout gonflés, tout mouillés. Des larmes, de la morve, de la salive à
n’en plus finir. Quel animal ! Il s’exclame que nous ne comprenons pas. En
effet, nous ne comprenons pas.
Plus loin, une
autre jeune humaine. En fait elle tient plus de la gerbille vive et sociale que
de l’anthropien barbant. Elle bondit de flaque en flaque, ses petits bonds
bonhommes sont drôlement charmants à regarder. Des bulles de rire glissent hors
de sa bouche. J’ai envie de les récolter afin de les enfiler sur un fil. Une douleur tangible coupe court au fil de
mes pensées. J’ai dédaigné le cygne, le matois est mécontent. Mes doigts
bleuissent de son coup de bec. Je lui flanque un coup de pied par basse
vengeance. Son corps dodu flanche et s’écroule sur l’herbe verte. Il n’est pas
un cygne mais un sagouin de toute façon. Il arque alors son cou et son œil
accusateur darde son fiel sur moi. Je l’empoigne par les flancs, l’époussète
obligeamment et le remets sur pied. Après tout, il faut hurler avec les loups.
Sous mes semelles, je crois entendre l’herbe pouffer. Il est établi pourtant
que nous ne pouvons percevoir le babillage ingénu des pâquerettes, si nous les
entendions nous saurions que ces petits
astres des pelouses
sont de joyeux drilles. Mais nous n’en savons rien. Les fleurs demeurent
interdites quand je les questionne. Il n’en demeure pas moins que les arcanes ontologiques de
celles -ci ne me sont pas inconnues. Je suis fleur tous les jours, à quelques
heures seulement. Je suis fleur bleue. Chaque fois que mes lèvres s’entrouvrent
des boutons de mots éclosent, je parle aux fleurs et seules les fleurs sont en
mesure de m’écouter.
Je suis
soudainement distrait. Des bottes en caoutchouc boutent les feuilles mortes. A
quelques pieds de moi des enfants chahutent, crétins d’innocence. Je n’y peux
rien, les bottes sont chaussées donc les feuilles sont condamnées. Tant qu’il y
aura des enfants, il existera ces horribles bottes en caoutchouc jaunes ou
rouges bordées d’un liseré blanc et ces bottes écraseront les feuilles mortes.
Dans un éclair le
groom réapparaît, Il a l’air pâlot et essoufflé, j’en déduis qu’il a couru pour
me retrouver, profanant à son tour les corps craquants des feuilles mortes. Je
lui fais alors remarquer qu’un linceul de lassitude voile son visage et que s’il
s’échine à me rattraper par le collet chaque fois que moi aussi je suis las, il
va finir par crouler sous la fatigue, enfin, surtout s’écrouler de fatigue et
que c’est mort qu’il va finir. Il me sourit, un sourire légèrement racorni sur
les coins et me murmure que je suis un esprit libre mais qu’il est temps de
rentrer puisque c’est l’heure de mon rendez-vous.
« Je vais être
concis. Vous me consultez de votre propre chef pour la raison suivante : vous
voudriez que j’opère une métamorphose sur vous ou plus précisément sur votre
esprit car vous êtes fatigué de trop penser, est-ce exact ? » me demande
l’homme que j’attends depuis que le majordome m’a confié sur le palier qu’on
m’attendait
dans le cadre d’un
rendez-vous. Je lui affirme que je le consulte effectivement pour le motif qu’il
a évoqué tout en apportant les précisions suivantes sur mon état : je pense que
mon cerveau est un
labyrinthe d’oublis
et de divagations et qu’à la place d’une tête ronde comme la plupart des hommes
(sauf les hommes-meubles), j’ai, posée sur mon cou, une véritable citadelle
percée d’une multitude de dédales, de cul-de-sac, de couloirs et de corridors
qui sont parcourus à bride abattue par des pensées libres de leur arbitre. Je
lui explique encore que je me suis diagnostiqué des maux de tête qui forment une
colonie de syllabes se dispersant en groupuscules de phrases à l’intérieur de
mon crâne cabossé. Il m’interrompt. Il me
demande pourquoi je pleure. Je lui réponds que parler à quelqu’un prêt à écouter ce que
j’ai à dire est doux,
qu’il est doux de pleurer
ses craintes et d’explorer son cœur.
Je pleure peut-être aussi parce que mon cœur est à Saturne tandis que
mon esprit est autre part outre-tombant, ils n’ont plus de refuge charnel. Mon corps pourrit et mon âme
se liquéfie comme de la bile : mon plexus solaire est éteint, mes cuticules s’effritent et ma
raison demeure ailleurs expulsée par les bastions de la citadelle qui emplit
mon crâne. De ce fait mon Orphée est perdu ou bien désabusé, il a trop gratté
sa lyre, les cordes de l’instrument hurlent l’épopée sans fin de sentiments
discordants.
L’homme à l’autre
bout du bureau dépose alors sur moi un long regard et finit par déclarer que
j’ai bien fait de venir à la clinique psychiatrique des campanules, il ajoute
aussi qu’il n’a jamais entendu un aussi bel anagramme que « les cinq
animalcules de Pau » pour « la clinique des campanules ».
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