2022. Bêtamorphose d'Adèle Cramaix, 1er prix "lycée" du concours inter-lycées ; La bicoque Fouchard de Zoé Dupont-Jubien ; Songe-creux de Charlotte Kremer

Bêtamorphose d'Adèle Cramaix,2d3, 1er prix "lycée" du concours inter-lycées 2022 ; 

La bicoque Fouchard de Zoé Dupont-Jubien,1re8, 1er prix du concours interne ; 

Songe-creux de Charlotte Kremer, T8, 3e prix du concours interne



Bêtamorphose d'Adèle Cramaix,2d3, 1er prix "lycée" du concours inter-lycées 2022 

Bêtamorphose

 

La pluie a lavé la ville. Désormais, des nuages blancs et effilés passent à toute allure devant la fenêtre, juste en face de moi. Depuis une heure, je les regarde, essayant de ne pas penser à mon licenciement prochain, attendant qu’IL daigne me recevoir. Je ne connais pas l’exact motif de cette convocation mais pas besoin. Il est facile à deviner.

Trois semaines auparavant, nos salaires ont été baissés d’un quart. Il n’en a pas fallu plus pour rameuter les syndicats et générer des blocus.

Quoique.

Peu de personnes y sont allées. Fais pas le malin, qu’ils m’ont dit. Même Arnaud m’a laissé tomber.  « J’ai deux gosses à nourrir, je peux pas. ».

Moi j’y étais.

Deux jours.

Sous une pluie de mépris et d’indifférence.

La semaine d’après, le patron est passé dans mon bureau, sourire aux lèvres. Tu verras qu’il m’a dit. Aujourd’hui, j’y suis.

Quoi qu’il dise, garder la tête haute. C’est le plus important. Il ne doit pas voir. Il ne doit pas croire qu’il a gagné. Il doit croire que j’ai des plans, malgré le tampon rouge qu’il mettra sur mon dossier. Je trouverai.

Monsieur Lachaume, c’est à vous !

J’entre. Il me montre une chaise, je reste debout.

Mon cher Lachaume, savez-vous pourquoi vous êtes là ? Non. Il rit. Parlons, et simplement. Vous êtes un bon employé, savez-vous ? Menteur. Pour être franc avec vous, votre petit débordement du mois dernier m’a un peu attristé. Je crois comprendre que vous perdez confiance en nous. Rassurez-vous, bientôt, vous aurez la preuve que vous vous êtes trompé.

Etonnamment, je ne suis pas du tout rassuré par ses mots.

Il se penche sous son bureau et pose un grand carton devant moi. Ce simple effort semble l’essouffler au point qu’il me regarde plusieurs minutes sans rien dire.

Puis pointe un sourire mielleux.

Ouvrez. Allez-y.

Il faut bien.

Mes doigts parcourent le carton puis le fendent. A l’intérieur, un autre carton. La blague. Celui-là est coloré, façon publicité.

DX3W, l’ordinateur qui vous fera rêver !

Pas sûr de comprendre le rapport avec mon licenciement.

Mon cher Lachaume, vous n’êtes pas licencié, vous êtes élu. Vous avez gagné le droit de tester ce nouveau prototype ! Je m’explique. J’imagine que vous avez une télé, non ? Ah, bon… Vous ne connaissez pas la pub sur DX3W ? Ah oui, celle du métro. Non, je ne savais pas… En même temps je le prends tellement peu, ça me dégoute. Sourire. C’est donc un nouveau prototype qui, en plus d’être plus performant, a une particularité… Vous n’avez plus besoin de prise pour le brancher !

Mes sourcils se froncent, involontairement. Marque d’intérêt. Il en profite.

Ne soyez pas impatient, je vais vous expliquer.

 

Dans mon lit, les idées tournent en boucle dans ma tête. Le patron m’a expliqué leur nouvelle technologie. Leur ordi là. Pas besoin de le brancher à une prise. C’est sur nous qu’on le branche. Avec des sortes d’électrodes. Paraît que ça prend une infime quantité de notre énergie pour l’ordi.

J’arrive pas y croire. Je me suis laissé acheter par le patron avec un ordi dernière génération ? Après tout, ça peut être utile. J’aime pas l’idée de le brancher sur moi. J’en parlerai à Arnaud demain.

 

J’ai exposé le truc à Arnaud. Il pense comme moi. En plus optimiste. Tant que t’utilises pas leur option sans prise, ça craint pas. Pas faux. Je vais faire comme il dit. Ce qui serait intéressant, c’est de voir qui en a reçu. Trouve quelqu’un de confiance là-bas et enquête avec. Ouais. Pas si facile.

 

Matinée tranquille au bureau. Quand je croise un collègue supportable, j’essaie d’entamer une discussion, voir si je suis le seul à avoir reçu un prototype.

Je commence par ceux un peu réacs et ceux qui étaient au blocus. Pas facile avec les caméras de surveillance de paraître naturel quand tu parles d’un truc top secret. J’essaie d’y aller à mots couverts.

Nathalie, vient me voir. Elle me propose du café. Je l’aime bien, c’est une chouette fille. Elle est comptable de je n’ai jamais bien compris quoi. Je profite de ma pause pour l’inviter à sortir manger.

Dehors, je prends le risque.

-          Le patron t’aurait pas confié un ordinateur à tester par hasard ?

Regard interloqué. Bingo. Elle me demande si moi aussi. Bien sûr.

-          J’ai essayé d’interroger d’autres personnes, commence-t ’elle. Je pense que nous ne sommes pas les seuls mais impossible d’en savoir plus. Ce n’est pas évident pour moi de parler à des postes plus hauts placés, tu le sais.

Au moins, on est deux. Coïncidence ou pas, deux qui étaient présents au blocus du mois dernier. Et à tant d’autres. C’est d’ailleurs là qu’on s’est rencontrés. Nathalie et moi.

-          Tu vas essayer toi ?

Sa voix me ramène à la réalité.

-          Je sais pas je le sens pas ce truc.

 

Ironie du sort ? Quelques heures à peine après avoir à moitié prêté serment avec Nathalie, coup de fil du patron. Dans le métro. Dossier urgent à rendre, dans la demi-heure.

J’avais le choix ?

Je crois que la douleur est plus psychologique que physique. A peine plus fatigué que d’habitude. Même pas mal là où j’ai branché les électrodes.

Mais avoir flanché si vite… Franchement.

En même temps c’est peut-être pas si mal… je sais pas. Besoin de dormir.

 

Toujours pas digéré la veille mais ça va mieux. Tant que je ne recommence pas, c’est bon, non ?

Seul truc étrange, en faisant ma toilette, ce matin, j’ai senti dans ma nuque une plaque froide. Comme une croute mais lisse. Dure. Bizarre. Surement dormi dans une mauvaise position.

Au bureau, le patron vient me voir. Très bien votre dossier d’hier ! Je suis fier de vous. Tape amicale, comme à un chien ou un enfant obéissant. Sourire. Je me retiens.

 

A midi, on enquête à nouveau avec Nathalie. Trois nouvelles personnes. Deux qu’ont déjà essayé. Veulent pas en parler. J’ai du taf, ils ont dit. Marrant. D’habitude c’est pas les derniers quand il s’agit de trainer.

 

Je le déteste. De nouveau, dans le métro. Coup de fil du patron. Dossier urgent. J’ai fini mon taf à cette heure moi ! Le pire, je peux rien dire. Il agite mon licenciement, sous mon nez, en guise de menace. Avec son sourire mielleux.

 

Ça y est. C’est officiel. Maintenant je sors plus tôt du boulot. Je bosse dans le métro. Deux heures de trajet par jour, ça en fait de l’optimisation ! Je le hais. Un jour, je lui règlerai son compte.

 

Arnaud est révolté. Le pauvre. Il est dans un état depuis que je lui ai dit. Complot d’après lui. Même pas en rêve.

-          J’ai une idée.

Il dit ça les yeux illuminés. Pas rassurant.

-          Pourquoi tu le pète pas direct ton machin ?

-          Il me virerait.

-          Et ? Tu serais débarrassé, non ?

-          Tu sais où trouver du travail avec un tampon rouge ? Je bouffe comment moi ?

-          Je peux t’accueillir ou…

Il s’arrête. On le sait tous les deux. Il peut pas. Deux gosses. Comment tu veux nourrir un adulte en plus avec son salaire ?

-          Merci. Je vais faire ce qu’IL demande. Le temps de trouver une solution.

 

On continue l’enquête. C’est cool, maintenant on est trois. Un agent d’entretien, Pierre, nous a rejoint. Grâce à lui, on a trouvé plus de gens. Il récupère les poubelles à carton des étages et a pu localiser d’où venaient les cartons d’emballage.

12 personnes. Pour l’instant. Bizarrement, tous impliqués dans les blocus. D’une façon ou d’une autre.

Pierre dit que c’est sans doute un moyen de nous acheter, une façon pour l’entreprise de garantir qu’on bougera plus.

Pathétique. Ils croient vraiment qu’on va se contenter de conditions de travail pourries parce qu’ils nous offrent des trucs électroniques ?

 

Ça y est. J’ai passé le cap. Je ne me souviens plus du nombre de fois où j’ai utilisé leurs électrodes. Une dizaine ? Quinzaine ? Un truc comme ça.

C’est vrai que ça m’énerve. En même temps, qu’est-ce que j’y peux ? J’ai fait le maximum, non ? Alors ?

Y avait peut-être pas de rais0n. De s’énerver comme ça. Je me dis. C’était peut-être que p0ur le principe. Finalement.

 

Ce matin, Nathalie arrive avec deux n0uveaux. Ça commence à en faire des prénoms… J’arrive plus à tout retenir à f0rce.

Je v1ens d’avoir une idée. Je vais leur donner des numéros, en fonction de différents critères. Pierre, lui ça sera 041-175. Nathalie, 130-382.

 

C’est super prat1que le truc des numér0s ! Maintenant, je peux donner un n0m à n’importe qui de l’entreprise. Sais pas pourqu0i je n’y avais pas pensé avant.

 

Je me su1s disputé avec Arnaud. F1n pas vraiment mais 0n s’est qu1ttés sur un fr01d. je cr01s qu’1l a pas a1mé l’1dée des ch1ffres. Peut-être qu’1l éta1t juste 1nqu1êt… va sav01r. Depu1s quelques j0urs, je le c0mprends de m01ns en –

D’a1lleurs, je pensa1s l’appeler 030-476.

 

H1er, le Patr0n e$t venu me v01r. je lu1 a1 parlé de m0n 1dée. De changer le$ prén0ms. En c0de$. B0nne 1dée, 1l m’a d1t. c’e$t b1en Au m01n 1 qu1 me c0mprend

 

030-476 et 130-382 m’0nt appelé, h1er. 1l$ d1$ent qu’1ls $’1nqu1ètent

P0ur m01 De qu01 ? m01 je pen$e qu’1ls $e prennent la tête p0ur

r1en

De t0ute faç0n, 1ls se tr0mpa1ent t0us depu1$ le

début

m01 au$$1

©’e$t vra1 qu’1l e$t pa$

mal leur 0rd1

prat1que

je gagne du , temp$

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P0ur qu01 ? Qu’,``e$t-©e que .--- . fa1$ ? Je n’arr1ve plu$ ‘ .- ,. pen$er

Un bru1t /. .,

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l’0rd1nateur . ˋ  trône  ˋ          .  $ur ma table, -   ,`.  ˈUne présence ,,   ˒    -  lan©1nante. ˒   ,  _

              D0ul0ureuse. ˉ    ˈ    ʻ     ˋ  Agaçante.           ,            ˎ  ˎ     . - . 

Ça ne sert plus à rien.

                                             ʺ                     ˒           -

Il est trop tard. Tu comprends ?

 

            `

Trop tard.

. . . - - - . . .

                        -                                                                       ˈ                                    ʼ       

 

Trop.

 - .-. .- .. - . -- . -. -  -.. . …  -.. --- -. -. . . …  . -.    -.-. --- ..- .-. …

 

,  .- .. -.. . --..  -- --- ..  ˊ..-  … ˏ ˎ-- ʼ .   -..  ˓    ˓

                        ʺ     ˓ ˒   ˋ

Tard.                 ˋ                     ˒.   .     `          ˓    ˒   ˋ         ˌ   ˉ    ˈ    - ʺ       ʻ     ˋ    ˒        - .   

ˎ                          ˎ. -                            .                       ˓                                   ˒ -           -  .                ˒          -  .     -    ˈ   ʼ                  ,           .                        ˎ                     ˋ    ..                ʻ             ˋ    ˌ              ˉ                       ˈ       ʺ                          ˋ     ˒.              .                         ` 

  -         ,                      ʺ          ˓ ˒   ˋ                -           ˌ   ˉ    ˈ                        -                  ʺ     ʻ           ˋ         ˒          -  .     -    ˈ                    .                         ˎ                     ˋ    .                

     ˋ      ʻ                       ,                        ˎ  ˎ     . - .                   ˓           ˓                                 ˒ --  .

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La bicoque Fouchard de Zoé Dupont-Jubien,1re8, 1er prix du concours interne  

La Bicoque Fouchard avait la gueule d’un vieux renard. Un corps de briques rouges, quelques pierres grises comme des poils d’argent et une toiture en ardoise. La porte s’ouvrait toujours à la nuit tombée, des fils de lumière atteignant alors l’antique trottoir du village. À côté de cette porte, un écriteau sur lequel on pouvait lire, en lettres d’or fièrement tracées : “Maison Fouchard, de père en fils.”

Le père, c’était la troisième tombe de la sixième allée du cimetière. Le fils, en revanche, c’était Pierre Fouchard, avec ses rides de soixantenaire et ses yeux de trentenaire. Il avait repris la maison depuis la mort de son prédécesseur et y tenait le rôle de tavernier, confident et parrain. 

Tavernier le matin pour le petit blanc de l’apéro et le soir pour le grand rouge des commérages, il accueillait les vieux râleurs de l’époque comme les parents dont les enfants s’endormaient entre les chaises tirées et les conversations échauffées. Parmi ces enfants, la petite Catherine était la cliente la plus régulière. Du haut de ses dix ans, elle entrait dans la Bicoque Fouchard en s’agrippant à la main de son père et finissait sur une table, à participer autant qu’elle le pouvait à un débat qu’elle comprenait à peine. 

— Moi, je vous le dis, c’est la faute à leurs grandes entreprises, là… Elles volent le travail des honnêtes gens !

— M’enfin, pépé, tu vas pas revenir sur ça. Et pose ton verre, tu vois bien que tu en verses partout. Henri, on n’a plus de vin… 

— Oh, Pierre ! une autre bouteille ! Catherine, descends de la table… 

— De toute façon, aujourd’hui, tout est question de progrès. Ils se fichent de nous, pépé, mais qu'est-ce que tu veux qu’on y fasse ? 

— Se battre ! À mon époque-

— Oh! à ton époque. Les temps changent, pépé, les temps changent… Henri, ta fille a l’air d’avoir quelque chose à dire. 

— Eh bien, vas-y, Catherine… Regarde, tout le monde t’écoute. 

Mais la petite Catherine, rouge jusqu’aux racines de ses boucles brunes, ne put articuler un mot. Alors, Pierre Fouchard qui apportait la bouteille demandée endossa son rôle le plus important et fit un clin d’œil à sa filleule. Elle gloussa ; la phrase sortit. 

Le fils Fouchard avait connu le fils Henri Mittier à l’école du coin, une amitié forgée dans les parties de billes et la pêche aux écrevisses à la sortie des cours. Leur amitié continua même après que le fils Mittier soit devenu père, d’un bébé joufflu à la drôle de touffe brune sur le crâne. Ce bébé joufflu fut prénommé Catherine et le curé la baptisa en grande pompe à l’église du coin, l’eau bénite aspergeant au passage le toujours-fils Fouchard qui tenait l’enfant. Depuis, la Bicoque avait deux âmes : Pierre et Catherine. 

À l’été des douze ans de Catherine, les premières pommes de la saison s’amoncelèrent sur le parvis de la Bicoque. Un mardi matin, un peu avant l’arrivée des habitués, elle se précipita à l’intérieur en criant son fameux : 

— Salut la Bicoque !

Désormais assez grande pour s’asseoir au comptoir, elle fit son plus grand sourire à Pierre. 

— Coucou, parrain !

Des feuilles dans les cheveux et les joues rouges, elle lui raconta à toute vitesse comment le garçon qu’elle aimait bien lui avait embrassé la joue derrière un arbre, déclarant l’affaire top-secrète. Pierre écouta attentivement, promit de ne rien dire et un coup de vent secoua la Bicoque. On eût dit qu’elle riait tendrement. 

À l’automne, Catherine débarqua en fin d’après-midi pour verser de grosses larmes sur ce garçon qui avait embrassé la joue d’une autre. Les volets de la Bicoque claquèrent sèchement toute la soirée. 

Au printemps de ses seize ans, après les cours, elle murmura à son parrain ses rêves d’avenir et décrivit son petit ami idéal. Gentil et très intelligent. Catherine était jolie comme un cœur, la Bicoque se couvrait de pétales et Pierre vieillissait doucement. 

À l’hiver de ses dix-huit ans, une fête fut organisée dans la Bicoque pour le départ de Catherine dans la grande ville. La jeune fille avait été acceptée dans l’école de son choix et n’avait jamais paru plus heureuse, rayonnante dans son apparence de femme. Pierre lui offrit gauchement Les Contemplations de Victor Hugo ; il n’avait pas su quoi donner à cette personne qui s’éloignait de la petite Catherine aux feuilles dans les cheveux. Quant à la Bicoque, elle regarda les lourds cheveux bruns et le nez retroussé de Catherine Mittier, puis poussa un gémissement mélancolique. 

La véritable âme de la Maison Fouchard ne revint réellement que six ans plus tard, accompagnée d’un jeune homme qui portait le style de la ville. Ils se marièrent dans l’église, sous l’autorité du même curé qui avait presque baptisé le parrain avec la filleule. Pierre Fouchard représenta sa Bicoque au premier rang et la photo nuptiale eut ensuite lieu devant celle-ci, à la porte si ouverte qu’on aurait dit qu’elle souriait. 

Catherine repartit à la grande ville avec des promesses de lettres et de photos, et Pierre hocha la tête avec un sourire indulgent. Il se doutait bien que la vie emporterait à nouveau sa filleule, la ferait oublier sa Bicoque pour un temps. Pierre Fouchard aurait bientôt soixante-quinze ans et son regard était rattrapé par l’âge. 

— Oh, Pierre ! lui lança un jour Henri Mittier en traversant la rue. La petite a son premier boulot ! 

Catherine était devenue cadre dans une excellente entreprise et n’avait pas même songé à en avertir son parrain. La porte d’entrée de la Bicoque grinça toute la journée. 

Une lettre arriva un jour, accompagnée d’une photo. La Bicoque agita sa boîte aux lettres si fort que Pierre n’eut d’autre choix que de se précipiter sur celle-ci pour éviter l’effondrement de la maison. Sur l’image, le ventre de Catherine s’était arrondi et elle riait aux éclats. À l’arrière de cette photo, la mention “Bientôt grand-parrain !” fit trembler le menton du vieux fils Fouchard et ses yeux s’embuèrent. Il l’afficha en place d’honneur derrière le comptoir et la Bicoque sembla s’assoupir, rassurée par cette Catherine-non-Catherine qui était revenue. 

Marie naquit l’année des quatre-vingts ans de Pierre et la boîte aux lettres de la Bicoque ne fut jamais autant nourrie qu’à cette période. Catherine entra un matin, un nourrisson dans les bras et un sourire ému sur les lèvres. 

— Salut la Bicoque. Coucou, parrain. 

Sa fille avait une touffe brune sur le crâne et Pierre la berça dans ses bras en ayant l’impression de rajeunir. La Bicoque sourit de toutes ses fenêtres. 

Tout était bien. 

L’année des dix ans de Marie, Pierre Fouchard s’endormit dans son lit, à l’étage de la Bicoque, pour ne plus se réveiller. Catherine fit le trajet pour l’enterrement, une mise en terre simple, non loin de la tombe de Fouchard père. 

Quand le curé fut parti, le père de Catherine se signa. 

— Saint Fouchard, patron des bicoques. 

Tous les autres se signèrent à leur tour. 

— Amen, conclurent-ils en chœur. 

La filleule en deuil pleura. 

Quelques mois plus tard, Catherine passa devant la Maison Fouchard et son cœur se serra. Son père, aux yeux aussi fatigués que son dos, dit alors : 

— Aye, il a pris la Bicoque avec lui.

Et sans doute avait-il raison tant la Bicoque Fouchard faisait peine à voir. Elle ne souriait plus, d’un air triste avec ses volets pendants et sa porte fermée, rattrapée par son âge, ses briques mornes et ses ardoises fissurées. Le temps lui avait volé sa première âme, l’édifice sentait sa deuxième se faire prendre par une chose plus dangereuse encore. 

Le lendemain, la deuxième âme passa une dernière fois la gueule affaissée du renard. 

— Salut la Bicoque… 

Et ce fut magistral. Comme dans un dernier souffle, conservé seulement pour elle, la Bicoque se mit en branle. Les volets claquèrent à la manière d’applaudissements fous, le parquet grinça comme un voix rauque qui tentait un chant final et les briques parurent pleurer. Puis, épuisée, ayant usé de ses dernières forces, la Bicoque se tut. 

La maison fut vendue et démolie un mois plus tard. Sur ses fondations, on construisit une énorme boîte blanche et verte, une boîte aux étranges enseignes lumineuses, une boîte où personne ne se parlait. 

À l’intérieur de cette boîte, Catherine fut rappelée du livre des Contemplations et de ces vers : 

« Sans cesse le progrès, roue au double engrenage, 

Fait marcher quelque chose en écrasant quelqu'un. »

D’une certaine manière, en voyant les rayons climatisés et le sol en plastique, elle était presque heureuse de savoir que son parrain n’avait pas assisté à la métamorphose de sa Bicoque. 

Aujourd’hui, le supermarché n’a la gueule de rien du tout.

 Songe-creux de Charlotte Kremer, T8, 3e prix du concours interne
(le coup de coeur des professeurs-documentalistes)

Je me tiens sur le palier d’un charmant palace situé à Pau, un majordome bien repassé de la redingote jaillit à ma gauche et me souhaite la bienvenue dans la prestigieuse institution « les cinq animalcules de Pau ». Ensuite cet homme à l’œil morne mais à la bedaine affable me confie que je suis attendu mais avant que je ne me rende à mon rendez-vous, il faut que jattende patiemment dans la salle dattente.

L’attente dans la salle d’attente est d’autant plus pénible que je suis entouré d’hommes qui ne sont plus des hommes. Ce ne sont plus que des drôleries anthropomorphes qui grincent et couinent. D’après leurs caractéristiques physiques notables, ce sont même des hommes-meubles en cavale. Ces hommes-meubles sont donc mes compagnons d’infortune même si leur infortune, par rapport à la mienne, est bien plus sinistre. Ces martyrs ont subi une métamorphose absolument délétère. D’abord, leurs côtes ont transpercé leur cage thoracique. A l’air libre elles ont grouillé, semblables à un nid de vipères sur les dépouilles des malheureux, se déliant et s’ébrouant dans un affreux éclatement d’os. Puis leurs vertèbres se sont désenfilées du collier vertébral rejoignant l’églade d’os et de chair qui purulait furieusement au niveau de leur abdomen éventré. L’architecture de leur ossature humaine est redéfinie avec virtuosité, leur corps est devenu creux de nombreux tiroirs, de serrures, et de portes à battant. Ainsi, comme d’anciens buffets, ces hommes-meubles ont des compartiments dans leur squelette de bois massif, compartiments qui forment des salles dattente, ces dernières compilant des souvenirs en attente de remémoration, des traumatismes mutiques qui hurlent pourtant dans tout leur corps et des émotions distordues : des larmes gélifiées aux joies effilochés en

barbe à papa.  

 

 

 

 

L’attente s’étire et déploie ses tentacules ankylosantes, alors je me lève et quitte la salle afin de déraidir mes jambes qui sont en proie à l’engourdissement. Je suis conduit dans les jardins par un groom. Une fois à l’extérieur, j’opine du chef pour qu’il prenne congé et j’observe la propriété. Elle est grande et je m’y perds rapidement, ces dédales de verdure sont vertigineux. A côté de moi, un morpho se pose sur un buisson de myrtes. Ses ailes froufroutent doucement, il me hèle dans sa prose primaire. Une chiquenaude d’un cygne hargneux me distrait, j’empoigne son bec. Je le scelle. « Ne chante pas », le supplié-je. Mes mots sont dans leur plus simple appareil mais ces animaux sont insensés, ils ne semblent sensibles qu’à mon langage corporel. « Tu corrobores des théories rétrogrades », rétorque le morpho. « N’es-tu pas le seul ici à rétropédaler rêveusement ? », continue-t-il.  Je suis distrait par l’irrationnel, un morpho ne débat pas dans la langue des hommes. Une douleur tangible coupe court au fil instable de mes pensées. Le cygne s’ébroue, joyeux de sa liberté retrouvée. Il est bien matois, ce bec vilain m’a pincé la main gauche.

J’observe maintenant un groupe d’enfants. Ils se querellent. Le schisme est politique, me semble-t-il. Une question triviale de pouvoir qui ne peut échoir à la seule fillette du groupe, la plus hardie pourtant. La colère gronde sous leur peau, l’éclat est imminent. Un jeune paon se jette sur la petite fille, il vise son cou. Ses mains se cabrent impatientes, elles déploient leurs tentacules mortelles et la griffent. Alors le cou d’albâtre de la fillette se pare d’une guirlande rouge qui de son corps félin ondule langoureusement sur sa peau. « Plic, ploc », miaule le fauve. Son corps perle sur ce canevas d’épiderme, il s’évapore en longs rubans

 

 

 

 

 

 

 

vermeils avec, à leur tête, un poisson rouge. Cette hargne enfantine est si pure. Un filet de bave s’écoule des lèvres du garçonnet, il est bestial : à la manière de certains chiens qui bavent abondamment lorsqu’ils atteignent un haut degré de satisfaction, sa bouche s’est oubliée, elle salive. La fillette blêmit, elle a peur, le jeune garçon a peur aussi, il est blême. Il trébuche en arrière et tombe sur ses fesses. Sa voix s’étire, affreuse et grinçante, dans une plainte pathétique. Quel déchet… Il pleure donc. Il geigne absurdement. Des fluides répugnants s’échappent de ses orifices. Ses yeux, son nez, sa bouche, tout rouges, tout gonflés, tout mouillés. Des larmes, de la morve, de la salive à n’en plus finir. Quel animal ! Il s’exclame que nous ne comprenons pas. En effet, nous ne comprenons pas.

Plus loin, une autre jeune humaine. En fait elle tient plus de la gerbille vive et sociale que de l’anthropien barbant. Elle bondit de flaque en flaque, ses petits bonds bonhommes sont drôlement charmants à regarder. Des bulles de rire glissent hors de sa bouche. J’ai envie de les récolter afin de les enfiler sur un fil.  Une douleur tangible coupe court au fil de mes pensées. J’ai dédaigné le cygne, le matois est mécontent. Mes doigts bleuissent de son coup de bec. Je lui flanque un coup de pied par basse vengeance. Son corps dodu flanche et s’écroule sur l’herbe verte. Il n’est pas un cygne mais un sagouin de toute façon. Il arque alors son cou et son œil accusateur darde son fiel sur moi. Je l’empoigne par les flancs, l’époussète obligeamment et le remets sur pied. Après tout, il faut hurler avec les loups. Sous mes semelles, je crois entendre l’herbe pouffer. Il est établi pourtant que nous ne pouvons percevoir le babillage ingénu des pâquerettes, si nous les entendions nous saurions que ces petits

 

 

 

 

 

 

 

astres des pelouses sont de joyeux drilles. Mais nous n’en savons rien. Les fleurs demeurent interdites quand je les questionne. Il nen demeure pas moins que les arcanes ontologiques de celles -ci ne me sont pas inconnues. Je suis fleur tous les jours, à quelques heures seulement. Je suis fleur bleue. Chaque fois que mes lèvres s’entrouvrent des boutons de mots éclosent, je parle aux fleurs et seules les fleurs sont en mesure de m’écouter.

Je suis soudainement distrait. Des bottes en caoutchouc boutent les feuilles mortes. A quelques pieds de moi des enfants chahutent, crétins d’innocence. Je n’y peux rien, les bottes sont chaussées donc les feuilles sont condamnées. Tant qu’il y aura des enfants, il existera ces horribles bottes en caoutchouc jaunes ou rouges bordées d’un liseré blanc et ces bottes écraseront les feuilles mortes.

Dans un éclair le groom réapparaît, Il a l’air pâlot et essoufflé, j’en déduis qu’il a couru pour me retrouver, profanant à son tour les corps craquants des feuilles mortes. Je lui fais alors remarquer qu’un linceul de lassitude voile son visage et que s’il s’échine à me rattraper par le collet chaque fois que moi aussi je suis las, il va finir par crouler sous la fatigue, enfin, surtout s’écrouler de fatigue et que c’est mort qu’il va finir. Il me sourit, un sourire légèrement racorni sur les coins et me murmure que je suis un esprit libre mais qu’il est temps de rentrer puisque c’est l’heure de mon rendez-vous.

 

« Je vais être concis. Vous me consultez de votre propre chef pour la raison suivante : vous voudriez que j’opère une métamorphose sur vous ou plus précisément sur votre esprit car vous êtes fatigué de trop penser, est-ce exact ? » me demande l’homme que j’attends depuis que le majordome m’a confié sur le palier qu’on m’attendait

 

 

 

 

 

dans le cadre d’un rendez-vous. Je lui affirme que je le consulte effectivement pour le motif qu’il a évoqué tout en apportant les précisions suivantes sur mon état : je pense que mon cerveau est un

labyrinthe d’oublis et de divagations et qu’à la place d’une tête ronde comme la plupart des hommes (sauf les hommes-meubles), j’ai, posée sur mon cou, une véritable citadelle percée d’une multitude de dédales, de cul-de-sac, de couloirs et de corridors qui sont parcourus à bride abattue par des pensées libres de leur arbitre. Je lui explique encore que je me suis diagnostiqué des maux de tête qui forment une colonie de syllabes se dispersant en groupuscules de phrases à l’intérieur de mon crâne cabossé. Il minterrompt.  Il me demande pourquoi je pleure. Je lui réponds que parler à quelquun prêt à écouter ce que jai à dire est doux, quil est doux de pleurer ses craintes et dexplorer son cœur.  Je pleure peut-être aussi parce que mon cœur est à Saturne tandis que mon esprit est autre part outre-tombant, ils nont plus de refuge charnel. Mon corps pourrit et mon âme se liquéfie comme de la bile : mon plexus solaire est éteint, mes cuticules seffritent et ma raison demeure ailleurs expulsée par les bastions de la citadelle qui emplit mon crâne. De ce fait mon Orphée est perdu ou bien désabusé, il a trop gratté sa lyre, les cordes de linstrument hurlent l’épopée sans fin de sentiments discordants.

 

L’homme à l’autre bout du bureau dépose alors sur moi un long regard et finit par déclarer que j’ai bien fait de venir à la clinique psychiatrique des campanules, il ajoute aussi qu’il n’a jamais entendu un aussi bel anagramme que « les cinq animalcules de Pau » pour « la clinique des campanules ». 


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