2012 : Même pas en rêve, Gautier Depambour, 1er prix de la nouvelle pour le secondaire du troisième concours de nouvelles des lycées Fénelon, Henri IV et Louis le Grand

Même pas en rêve, Gautier Depambour, TS3, élève de Louis le Grand. 1er prix de la nouvelle pour le secondaire du troisième concours de nouvelles des lycées  Fénelon, Henri IV et Louis le Grand





Même pas en rêve !





Mais qui c’est qu’a taggé l’ascenseur !

Non mais vraiment, quelle époque ! Déjà que le mur est défiguré avec ces fichues affiches qu’on a jamais réussi à enlever complètement, fallait que quelqu’un vienne en plus peinturlurer l’ascenseur. Eh ben bravo, va falloir encore aller à la réunion du syndic et payer les frais pour le nettoyage. Et puis franchement, quelle idée de mettre un bonhomme blanc squelettique pour tenir une porte d’ascenseur ! Qu’est-ce qu’y a marqué là ? « Appuyez ici en y croyant très fort » : ben j’espère bien qu’en appuyant y va arriver l’ascenseur ! Manquerait plus qu’y soit en panne. C’est déjà arrivé, en plus. Alors pour moi qu’habite au sixième étage, c’est jamais un plaisir ! De toute façon cet ascenseur, c’est comme la photocopieuse : y a toujours un problème. Et puis y faut vraiment y croire « Fort », c’est souligné deux fois, comme si on allait rester en suspens devant la porte en espérant qu’elle s’ouvre toute seule. Non mais j’te jure.
Oh, mais j’avais pas vu ! Y a aussi marqué « Porte du rêve » ! Ben dis donc, y devait être grand celui qu’a écrit ça. Ou alors il a pris un escabeau. Mais pourquoi « Porte du rêve » ? Cet ascenseur c’est vraiment tout sauf un rêve. Y a une chance sur deux pour qu’un jour y soit même pas là quand les portes s’ouvriront. Bientôt y aura un accident. Y en a un qui va se retrouver au fond de la cage. Et là on parlera plus de rêve. De toute façon vu la mentalité des gens de cet immeuble, va falloir attendre l’accident pour faire un contrôle de sécurité. A côté de ça, le bas de la porte, il est toujours rouillé, ça dure depuis des mois et tout le monde s’en fout. Et dedans c’est pareil : t’as une lampe qui tient par l’opération du Saint-Esprit au plafond, qui s’allume et qui s’éteint sans prévenir, t’as une espèce de glace rayée de partout, t’as un plancher complètement bousillé, et puis t’as des boutons pour aller aux étages qui s’enfoncent pas. Quant à celui pour appeler au secours, vaut mieux pas compter dessus. Et comme de juste personne ne réagit, parce que personne n’a envie de payer les réparations, et patati et patata, et les excuses bidon s’enchaînent. Sauf que là, vu l’état déplorable dans lequel il a été mis, les gens vont peut-être se bouger un peu. Là ça devient carrément inacceptable.
Ces petits dessins vont mettre le feu aux poudres. Et voilà, c’est reparti, la semaine prochaine ça va être réunion de copropriété. Avec le syndic donc. Et paf : 18 h 30. Avec de la chance 18 h. Comme d’habitude, y aura encore quatre ou cinq bédouins, avec les procurations des quatre ou cinq autres qui devraient y être. Ben oui, personne a envie d’y aller. C’est tellement ennuyeux. Et long. Et moi, j’vais m’y coller. Ben j’ose même pas y penser. Voilà, à cause d’un péquin qui s’est cru malin avec ses tags là, au lieu d’être pépère devant la télé, j’vais aller perdre mon temps à faire la liste de tous les problèmes à régler. Quand même, y sont gonflés ceux qu’ont fait ça.

Tiens, qui c’est justement qu’a bien pu faire ça ? C’était pas là hier. Et puis ils ont dû faire ça la nuit, quand y a personne. Y en a un qui devait connaître le code de l’entrée. Forcément, on rentre pas comme une fleur ici au milieu de la nuit. Ben ça doit être quelqu’un de l’immeuble alors. Quelqu’un qu’est suffisamment neuneu pour pas penser qu’après y faudra que tout le monde cotise pour effacer tout ça. Enfin c’est pas étonnant, on y pense pas à ça, à quatre heures du matin. A tous les coups, c’est le jeune qu’habite en-dessous. Ouais, ça doit être lui. Il a dû ramener une bande de copains, et hop ! Petit délire sur l’ascenseur. C’est bien le genre. Il a encore fait un pari stupide. Après tout, y a pas longtemps, il a fait la fête chez lui jusqu’à des heures pas possibles trois jours de suite. Et puis sans me demander mon avis, bien sûr ; bah non, ça lui écorcherait la gorge de venir s’excuser pour le bruit. Y s’en fout royalement. Il a vraiment l’air défoncé, c’est à peine si y me voit quand on se croise. Y regarde droit devant lui. Et puis je supporte pas sa coiffure explosée. C’est d’un mauvais goût. Et ses habits, c’est le pompon. Un vrai sac poubelle qui se trimballe dans l’immeuble. M’étonne pas qu’y soit au chômage lui. A coup sûr c’est lui ! Il va tout payer lui-même, tiens. Il va réparer ses conneries et puis c’est tout.
A moins que ce soit l’autre gars qu’est en face de chez moi. Lui c’est le contraire : y dit jamais rien, y fait jamais de bruit, inconnu au bataillon. Mais y m’a toujours paru bizarre, très bizarre. Y me regarde toujours d’un air méfiant. J’lui fais pas confiance non plus. Et puis il a toujours l’air pressé. Il doit mener des affaires pas claires. Y a tout le temps des inconnus qui gravitent devant sa porte, qui rentrent les uns après les autres, tous habillés pareil, avec une longue veste noire. C’est un drôle de clan, ça. Je l’aime pas ce type-là, y doit pas être honnête. Ca peut être lui aussi, le taggeur. Histoire d’emmerder le monde.
Ah, mais ça m’y fait penser… Y’a bien aussi l’artiste peintre qu’est au quatrième… Lui, il en manque pas de peinture… Un peintre, quand même ! Suspect numéro 1 ! Cela dit il a l’air tout à fait normal, tout à fait poli, aimable. Peut-être un peu trop de manières. Il m’énerve, lui aussi. Et puis qu’est-ce qu’il est prétentieux. Ca se prend pour un génie ! Y fait des carrés blancs sur fond blanc, et il est capable de t’expliquer pendant des heures l’intérêt que ça a. Ah oui, le blanc ça le connaît. Et y en a vraiment que pour lui : c’est pas la peine d’attendre le moment où y va demander des nouvelles des autres. Et encore, si c’était un as de la peinture, on pourrait peut-être lui pardonner. Mais là c’est carrément le dernier de la classe. Bah tiens, ce tag est tout à fait à son niveau. Le niveau 0.

Tout le monde pourrait en faire autant, franchement. Moi par exemple. Moi, oui, j’pourrais en faire autant. J’suis pas très bon en dessin, d’accord, mais pas à ce point-là quand même. Parce qu’au fond, hein, qu’est-ce qui m’empêche de le peindre moi aussi, cet ascenseur ? Moi aussi j’en ai, des vieux pots de peinture, et de toutes les couleurs ! Non mais pourquoi je tergiverserais encore ? Cette fois j’vais me lancer aussi, y a pas de raison. Tout le monde a le droit de s’exprimer. Pourquoi est-ce qu’on se fatiguerait encore à appeler des peintres et à payer les yeux de la tête ces types-là ? Allez, c’est fini ça. Il faut savoir se débrouiller tout seul ! J’ai pas besoin des autres. J’en ai pas besoin !
Alors voilà, j’les monte à pied, ces escaliers ! Parce que le petit plaisantin qu’a taggé l’ascenseur, hein, ben y s’est peut-être aussi amusé à le déglinguer ! Ah qu’est-ce qu’elles sont hautes ces marches. Qu’est-ce qu’on me fait faire, vraiment. Aucun respect ! Mais j’vais leur montrer de quel bois j’me chauffe. Y vont pas s’en tirer comme ça… Et puis si ça s’trouve, c’est quelqu’un à qui on pense pas, qui cache bien son jeu. La petite mamie qu’habite ici, au troisième, elle aurait pu le faire. C’est qu’elle a la pêche la grand-mère ! Elle a rien à faire de son temps, et elle s’est trouvée une petite occupation sympa. J’la vois bien descendre avec son petit escabeau, son petit pot de peinture, et mettre « Porte du rêve ». Ca a un petit côté mystique qui lui va bien. Elle est dans son monde, la petite grand-mère. Enfin pas sûr quand même. Elle est peut-être pas aussi zinzin que ça. Sans compter qu’y faut en avoir sacrément de la peinture : il lui en reste sûrement quelques pots. De toute façon elle en aura toujours plus que de neurones.
 Elles sont où ces clés de malheur ? Pas celle-là, celle-là non plus évidemment… Y a pas de tag à mon étage ? Non, encore heureux. Manquerait plus qu’y faudrait repeindre tout l’immeuble ! Alors pour commencer : hop ! un petit tabouret. Bon j’les ai rangés où ces pots de peinture ? Sous l’évier, sûrement. Ah les voilà. Ben y a plein de rouge, c’est parfait ! Ca c’est quoi ? Du bleu, très bien. Jaune, ici, vert là, bon. Tout sauf du blanc, tant mieux. J’en ai ma claque, du blanc. De toute façon je l’ai jamais trouvé gai cet ascenseur. T’arrives le sourire aux oreilles, et tac, tu te retrouves devant un vieil ascenseur gris rouillé ultra-déprimant, avec l’angoisse immédiate de rester coincé dedans. L’enfer des claustrophobes. C’est vrai, à sa décharge, celui qu’a taggé, il lui a redonné un peu d’intérêt.
Enfin, faut pousser l’idée jusqu’au bout, hein ! Faut avoir plus de conviction, bon sang ! Est-ce que j’ai pris les pinceaux, tiens ? Oui, y sont là, que des gros. Très bien, ça va être fait en deux temps trois mouvements. Quelle heure il est ? Bah ça va, j’vais être tranquille un bon moment, je serai dérangé par personne. Sauf peut-être par le taggeur, elle serait bonne celle-là. J’lui dirai deux mots à celui-là. Et dire que ça se prend pour un artiste ! Non, c’est moi l’artiste… C’est pas possible, y reste encore deux étages à descendre : quand je peux, je déménage. Tout est nul dans cet immeuble : trop haut, trop chaud, tout se ressemble, y a de la poussière partout, la rouille vaut mieux pas y penser, y a rien qui marche vingt-quatre heures sur vingt-quatre, y a une lampe sur deux qui claque et qu’est jamais remplacée, et puis alors les gens, ici, y en a pas un pour racheter l’autre. On est bien entouré. Ici j’aime personne. Et réciproquement. Et d’ailleurs je m’en plains pas : on est jamais mieux servi que par soi-même. Je m’en fous complètement de ce qu’y peuvent penser tous, là, avec leurs cervelles ramollies. Y valent pas un clou tous ces gens, même réunis dans le même sac. Mais y vont entendre parler de moi, j’compte pas me laisser faire.

Ah, ça fait du bien, c’est que ça commençait à devenir lourd tout ce barda. C’est pas possible, j’ai encore paumé le pinceau. Ah le voilà. Oh non mais vraiment, « Porte du rêve » ! Bon, le petit tabouret… Voilà j’vais le mettre comme ça, bien stable… On va commencer par l’inscription. Et c’est parti, un petit coup de rouge par ci, un petit coup de rouge par là ! C’est très élégant ça, « Orte du Rê » ! Allez on va enlever des petites lettres comme ça, à commencer par le T. Et paf, un bon coup de bleu…, et ça y est, on le voit plus. « Ore du Rê » Ah, ça dépasse sur le E. Bon tant pis, j’enlève le E. Tac, disparu. Et puis qu’est-ce qu’il est mal fait cet accent circonflexe. J’vais le recouvrir en jaune celui-là… Bon qu’est-ce qui reste dans tout ça ? « Or du Re ». Ah ! ORDURE ! Mais c’est en parfait accord avec la situation ça ! Bah tiens, j’vais les repasser en vert les lettres qui restent. Ca fait bien ça, ordure en vert.
Bon, maintenant faut être méthodique. Faire un ascenseur art contemporain, c’est pas gagné. Déjà, la tête du bonhomme, j’vais la refaire en bleu. Allons-y dans le bleu tant qu’à faire. Faut qu’y ait des rappels de couleur. Un carré bleu en bas à gauche, ça m’a l’air très bien… Voilà. Manque juste un petit rectangle de la même couleur en haut à gauche…, et un gros triangle en bas à droite, à côté du pied, là… Bon, jaune maintenant. C’est lumineux, le jaune, ça va égayer le couloir. Faut une figure qui en jette. Comme une spirale. Ca c’est une bonne idée : on va la faire partir du milieu, et hop, on fait des ronds. Comme ça, c’est pas mal.
 Mais attends, là, j’vais mettre des heures si je continue comme ça. Après tout, y a bien des peintres qu’utilisaient pas de pinceau. On va aller plus vite. D’un seul jet, tac, ça c’est de l’inspiration.
Allez hop, on va virer le tabouret. Voilà, on respire… On observe attentivement la toile… On sent monter l’élan artistique… On prend un pot de peinture au hasard… Bah tiens, c’est encore le rouge. Ca va pas être triste, vous allez voir. On serre les dents, et vlan ! Que c’est beau. Qu’est-ce que ça dégouline bien. Ah, y a une petite goutte, là, elle est en train d’effacer toutes les premières lettres, le A du « Appuyez », le E du « En », le C du « Croyant », et là elle est en train de longer la barre du T de « Très », c’est magnifique. Allez, au vert maintenant, un peu plus haut, pour que le mélange des couleurs dure plus longtemps. Et vlan ! Bah tiens, en parlant du mélange des couleurs. On va le favoriser. On va même le sublimer. On va y aller à la main !
Allez hop mon coco que j’te mélange tout ça, et qu’ça saute, et puis j’vais foutre ma main dans le jaune, qu’est tout dégueulasse maintenant, et que ça mixe ! Est-ce que j’ai pris du noir ? Mais oui, je l’ai pris. Cette rouille y a pas trente six moyens de la faire disparaître, hein ! Alors un peu de noir partout en bas, voilà, et voilà ! On voit plus rien. Oh puis tiens, on va en mettre sur le côté pour plus voir ces affiches déchirées et le reste qu’est complètement esquinté, voilà avec un mouvement vigoureux de bas en haut, ça y est, y en a plus, et puis on va rajouter un peu de rouge pour relever un peu tout ça ! Et ben voilà, ça va bien avec c’qu’y a à côté.

Ca c’est de l’ascenseur ! De la porte d’ascenseur. Maintenant au moins, c’est une vraie œuvre d’art ! Et puis on voit plus rien de c’qu’y avait avant. Plus rien ! Pas un chouia de blanc. Enfin si, y a encore le bouton qu’est entouré, là… Ben voilà, un dernier petit coup de bleu et c’est fini. Alors maintenant, on prend du recul. On regarde. Et on s’rend compte que c’est beaucoup mieux comme ça ! C’est beaucoup mieux, voili voilou ! Et j’en ai plein les godaaaaaasses ! J’en ai plein partout. Par-tout ! Ah ! Qu’est-ce qu’il est beau mon pantalon, qu’est-ce qu’elles sont belles mes chausseeeeeettes ! Bleu, bleu vert ! Vert, vert bleu ! Jaune, jaune rouge ! Rouge, rouge noir ! Dansons en l’honneur de l’ascenseur ! Mais que voooois-je ? Que vooooooooois-je ? On y voit encore du gris ! Et hop c’est reparti, et hop ! On le voit plus, le gris, on le voit plus ! Et si, si on en redessinait un autre, hein, un autre petit bonhomme blanc, qui tient l’ascen-scen, qui tient l’ascenseur ! Mais j’ai pas de blanc ! Pas de blanc ! J’en peux plus du blanc, hein ! Qui c’est qui me parle encore du blanc ? On va faire un petit bobo, un petit bonhomme bleu ! Zut, y a plus de place, plus de place ! Mais y en a d’autres, des portes d’ascenseur ! Y en a, hé hé hé, à tous les étages ! Y a des portes de tout c’qu’on veut d’ailleurs, « Porte du Paradis », « Porte de l’Enfer », « Porte de Pantin », « Porte-manteau », « Porte-bouteille », « Porte-avion » ! Et si j’allais en chercher d’autres, des petits pots de peinture ? Pour en peindre d’autres, des portes d’ascenseurs ! Pour les peindre toutes ! Y faut pas s’arrêter, non non, y faut pas ! Plus maintenant. La dynamique est lancée ! Envers et contre tous, je résisterai ! J’irai jusqu’au bout, jusqu’au bout ! Vite, au premier étage !