Le
mot-clé
On
en était au troisième de ces coups sourds, répétés et assourdissants. La porte
va flancher. Elle sera bientôt enfoncée, les chemises noires s’y déchirent.
Cette porte il l’avait changée bien des fois. À l’époque où il écrivait Sodome et Gomorrhe, Maurice l’avait aidé
à la monter jusqu’au sommet du grand escalier menant à sa villa. La porte ne
tient plus. Curzio monte les escaliers jusque sur le toit. Pus haut, toujours
plus haut. Il domine Venise qui dort encore. Du haut de sa villa, astral, il
est digne des grands Maures qui changèrent la destinée de cette ville. La porte
craque, les fascistes montent les escaliers quatre à quatre. Ils sont sur le
toit. Le grain de sable, c’est cette tuile, mal fixée, brisée, Curzio chute. Il
voit sous ses mocassins le sol s’approcher à grande vitesse. Le choc se fait
sentir, onde fatale qui détruit tout, de la semelle jusqu’au genou de Curzio,
effondré de douleur. « Morbleu !, se dit-il, je vais finir ma vie
morne dans les prisons morbides de ces ordures amorales que soutiennent des gens
comme Morand ou Maurras ? ». Impossible de se relever, il reste étendu
et voit arriver vers lui les formes noires crapahutant au milieu de ses moracées.
La
prison de Regina Coeli, où l’on envoya Curzio, était connue dans la ville pour être
le principal lieu de détention de toutes les morues. Curzio occupait la cellule
M018. Celle-ci avait l’avantage d’être pourvue d’une cour à ciel ouvert qui,
bien qu’étant de la taille d’une morula, donnait à Curzio l’occasion de
s’arracher à ses murs mornes couverts par les morpions des précédents
pensionnaires dont la plupart avaient été condamnés à mort. Pour échapper à la
mortification, et moyennant quelques paquets de morphine, il avait réussi à
convaincre son gardien de lui faire parvenir sa bibliothèque. Ainsi il pourrait
passer les journées les plus ennuyeuses dans Mauriac, Maurois ou Moréas, et
peut-être Moravia.
Curzio
attendit longtemps sa bibliothèque. Il ne sympathisait pas avec les autres détenus
qui communiquaient en morse. Quant à son gardien morphinomane, il avait été
remplacé par un autre qui passait toute la journée campé sur ses grandes
bottes, statique. Curzio s’était approché discrètement du morveux et s’aperçut
qu’il chuchotait toute la journée le mot « or ». Un beau jour, alors
que Curzio finissait sa mortadelle aux morilles, il revit le précédent gardien.
Ce dernier s’appelait Morelli. Il lui apprit que sa bibliothèque avait été mise
dans un camion, mais que le convoi avait été retardé par des mormons. Le
lendemain, Curzio fut bien obligé de se rendre à l’évidence : Morelli
devait avoir raison puisqu’on lui apporta sa bibliothèque. Il la retrouva en
excellent état. Mais quelle ne fut pas sa surprise en découvrant qu’elle ne
contenait plus que ses livres à lui. Technique
du coup d’état, Le Bal du Kremlin, Voyage en Éthiopie, Sodome et Gomorrhe, Le
Bonhomme Lénine… Il y avait même le manuscrit de son Journal. Morelli s’approcha et lui proposa un défi : il soutint
mordicus qu’il pouvait faire sortir Curzio de prison, si celui-ci en trouvait
lui-même la clé. Cette clé était évidemment de forme abstraite : un mot
caché à l’intérieur de ses propres livres. Ce mot, lui expliqua Morelli,
pouvait être le mot « or », le mot « morve », le mot « castagnettes »,
le mot « réceptacle » ou même le mot « récépissé ». Ce mot était
la clé de l’œuvre de Curzio. Celui-ci se saisit de sa bibliothèque et, aidé par
les gardes, la transporta dans sa cellule.
11 mars 1937. Curzio
ouvre les yeux. Il distingue vaguement des caractères noirs, flous qui lui
collent à la pupille, il ne peut pas remuer la paupière sans chatouiller le
papier. Ces formes, ces lettres aux contours élégants lui rappellent l’incipit
d’Un captif amoureux de Genet : « La
page, qui fut d’abord blanche, est maintenant parcourue de haut en bas de
minuscules signes noirs, les lettres, les mots, les virgules, les points
d’exclamations et c’est grâce à eux qu’on dit que cette page est lisible ».
20 mars 1937.
Curzio s’est planté insolemment devant ses livres. Il a décidé de tout relire.
Personnellement je n’arrive toujours pas à me passer de morphine. Je préfère éviter
Curzio au réfectoire. Je ne veux pas le troubler dans sa recherche du mot. La
dernière fois que nous nous sommes vus, il m’a confié qu’il continuerait à écrire
pour voir si la recherche de ce « mot » influait sur son style, son écriture,
son phrasé. Curzio va écrire, étendre son œuvre pour trouver en son sein le mot
qui la définit, qui définit tout. Curzio est le plus grand écrivain italien et
je ne le dis pas parce que je suis fasciste. Quatre heures déjà ! Il faut
que je fasse ma ronde. Et Alberto qui râle parce que sa jambe lui fait mal !
8 octobre 1937. Curzio relit son Voyage en Éthiopie. Il n’évoque même pas
notre défi. Il passe sa journée « sur
[s]a table penché / Le visage défait par [s]a littérature », comme écrit
Genet. Il remplit papier sur papier, scribouille, farfouille, semble renifler
sa plume et sa table, tant il est courbé au-dessus de son labeur. Il sue sang
et eau jusqu’aux pieds pour explorer ses livres. Il a saisi la morphologie du Voyage. Il prend des notes à chaque
ligne, semble moins se redécouvrir que faire sa propre analyse. Il cherche,
fanatiquement, à travers la mise en scène qu’il a faite de lui-même, son vrai moi. Son vrai lui plutôt. Mais il ne parle plus.
[Ici,
plusieurs dizaines de pages ont été brûlées]
9 février 1940. Curzio
m’a dit hier qu’il se lançait dans une grande mise en scène de son je. Il a le projet d’un immense roman sur
le rôle qu’il aurait rêvé jouer dans la guerre. Il avance dans son étude. Je
lui ai demandé, au bout de trois ans, s’il ne voulait pas me dire quel thème il
voyait affleurer dans ses volumes. Curzio a hurlé comme un dément que l’analyse
de ses livres n’aurait pas de sens s’il n’écrivait pas simultanément. Sa
cellule est remplie de fiches et d’exclamations marquées avec rage sur ses
petits papiers qu’il accroche avec des pinces à linge. On dirait qu’il fait sécher
sa propre identité, qu’il en égoutte la substance.
19 avril 1940. Curzio
écrit sur du papier hygiénique, sur des buvards, et même sur sa taie
d’oreiller. Cet homme est devenu fou. Toujours pas un mot sur le mot.
[Ici,
plusieurs pages arrachées.]
24 août 1944. Curzio a fini le premier tome
de son grand roman. Il a brûlé une grande partie de ses feuilles qui
concernaient le mot « dignité » et, après avoir écrit Kaputt, son nouveau roman, il m’a proposé le mot « homme ». Il
m’a expliqué qu’il a passé sa vie à parler de la dignité humaine, celle des Éthiopiens,
des hommes africains, de l’homme dans ce qu’il a de plus ridicule (Le Bonhomme Lénine), dans ce qu’il a de
plus inhumain (Voyage en Éthiopie,
lorsqu’il évoquait l’Éthiopien dont « la
présence n’humanisait en rien le paysage ») et de cruel (il m’a dit de
me référer à Kaputt, à son chapitre
sur les SS crevant les yeux des chats, à son chapitre sur le sort des prostituées
dans les villages envahis par les Allemands). Je lui ai dit que ce mot-là ne
fonctionnait pas, n’entrait pas dans la serrure par laquelle je voyais son
corpus. Il a tourné les talons.
6 décembre 1944. Curzio a une nouvelle
idée : les animaux par rapport aux hommes. J’ai fini de lire Kaputt et il me semble qu’un mot plane
sur son œuvre. [Pages manquantes]. Curzio
m’a fait lire La Peau en m’expliquant
que la clé pour comprendre son œuvre est de voir une représentation de la peau sous
toutes ses formes, meurtrie, torturée et triturée. Il m’a donné en exemple la
peau des jeunes filles se prostituant, le drapeau en chair humaine à la fin du
volume, ou même la peau flasque de notre pauvre duce et celle des Juifs crucifiés. Je lui ai dit qu’il
s’approchait.
Sans date. Curzio
m’annonce qu’il vient d’écrire son dernier livre « Je ****** ». Il
s’agit d’une nouvelle où il se regarde mourir, se raconte à lui-même son
arrestation. Je lui ai demandé pourquoi il décidait de prendre cette distance.
Il m’a répondu que cette distance était primordiale parce que le je avait pour but de faire croire au
lecteur que ce qui lui arrivait lui était vraiment arrivé, alors que c’était
faux. Tout cela ne devait servir qu’à son propre examen de conscience pour
qu’il retrouve son identité. Mais ici, dans « Je ****** », il n’est
nul besoin, m’a dit Curzio, de dire je
puisque ce que je raconte m’est réellement arrivé. Je me dédouble puisque je
puis repérer qui est le double et qui est le moi. Le « il » pue parce
qu’il conduit celui qui l’emploie à la perte complète de son identité et à la
mort, qui est la synthèse souterraine de tous les thèmes de ses livres :
la peau (décomposition), les animaux (qui nous mangeront), les hommes (la mort
les concerne tous) et le dédoublement de personnalité (tout est ramené soit à
la chair, soit à la peau, tout forme une boucle).
Curzio
m’a affirmé que la clé pour comprendre sa folie, son génie, sa verve, était la
mort, qui rôdait sur ses livres comme une échéance. Il faut, avant la mort,
comprendre ce qui meurt en nous. Faire l’expérience de la séparation entre le je avec lequel on prend une distance et
le moi qu’il faut analyser pour
permettre la fusion sublime. Cette fusion de l’identité avec le corps, c’est la
mort. Curzio m’a donné la clé pour comprendre. Il fallait pousser Curzio à
m’expliquer son œuvre qui me donnait le vertige. C’est pourquoi il a écrit
cette nouvelle qu’est « Je ****** » dont la clé de compréhension est le
mot « mort ». Celui-ci est omniprésent dans sa nouvelle. Il est la
combinaison parfaite de la mort et du mot. La clé de Malaparte, c’est la mort à
l’intérieur des mots. Suave style de suaire. Dans « mort », il y a « mot ».
La mort est dans tous les mots, ce sont nos sarisses pour chatouiller la
description de l’apocalypse. La clé de Curzio est un défi lancé à la littérature,
elle fait tourner des mécanismes tellement inaccessibles qu’ils font flancher
la littérature. Curzio, avec sa clé, a ouvert la boîte de Pandore de chaque
mot.
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