2016 : Le mot-clé d'Elias Cohen 2de2.Premier prix de la nouvelle de Louis-le-Grand, 2ème prix du concours interlycées Henri-IV, Fénelon, Louis-le-Grand

Le mot-clé


            On en était au troisième de ces coups sourds, répétés et assourdissants. La porte va flancher. Elle sera bientôt enfoncée, les chemises noires s’y déchirent. Cette porte il l’avait changée bien des fois. À l’époque où il écrivait Sodome et Gomorrhe, Maurice l’avait aidé à la monter jusqu’au sommet du grand escalier menant à sa villa. La porte ne tient plus. Curzio monte les escaliers jusque sur le toit. Pus haut, toujours plus haut. Il domine Venise qui dort encore. Du haut de sa villa, astral, il est digne des grands Maures qui changèrent la destinée de cette ville. La porte craque, les fascistes montent les escaliers quatre à quatre. Ils sont sur le toit. Le grain de sable, c’est cette tuile, mal fixée, brisée, Curzio chute. Il voit sous ses mocassins le sol s’approcher à grande vitesse. Le choc se fait sentir, onde fatale qui détruit tout, de la semelle jusqu’au genou de Curzio, effondré de douleur. « Morbleu !, se dit-il, je vais finir ma vie morne dans les prisons morbides de ces ordures amorales que soutiennent des gens comme Morand ou Maurras ? ». Impossible de se relever, il reste étendu et voit arriver vers lui les formes noires crapahutant au milieu de ses moracées.

            La prison de Regina Coeli, où l’on envoya Curzio, était connue dans la ville pour être le principal lieu de détention de toutes les morues. Curzio occupait la cellule M018. Celle-ci avait l’avantage d’être pourvue d’une cour à ciel ouvert qui, bien qu’étant de la taille d’une morula, donnait à Curzio l’occasion de s’arracher à ses murs mornes couverts par les morpions des précédents pensionnaires dont la plupart avaient été condamnés à mort. Pour échapper à la mortification, et moyennant quelques paquets de morphine, il avait réussi à convaincre son gardien de lui faire parvenir sa bibliothèque. Ainsi il pourrait passer les journées les plus ennuyeuses dans Mauriac, Maurois ou Moréas, et peut-être Moravia.
            Curzio attendit longtemps sa bibliothèque. Il ne sympathisait pas avec les autres détenus qui communiquaient en morse. Quant à son gardien morphinomane, il avait été remplacé par un autre qui passait toute la journée campé sur ses grandes bottes, statique. Curzio s’était approché discrètement du morveux et s’aperçut qu’il chuchotait toute la journée le mot « or ». Un beau jour, alors que Curzio finissait sa mortadelle aux morilles, il revit le précédent gardien. Ce dernier s’appelait Morelli. Il lui apprit que sa bibliothèque avait été mise dans un camion, mais que le convoi avait été retardé par des mormons. Le lendemain, Curzio fut bien obligé de se rendre à l’évidence : Morelli devait avoir raison puisqu’on lui apporta sa bibliothèque. Il la retrouva en excellent état. Mais quelle ne fut pas sa surprise en découvrant qu’elle ne contenait plus que ses livres à lui. Technique du coup d’état, Le Bal du Kremlin, Voyage en Éthiopie, Sodome et Gomorrhe, Le Bonhomme Lénine… Il y avait même le manuscrit de son Journal. Morelli s’approcha et lui proposa un défi : il soutint mordicus qu’il pouvait faire sortir Curzio de prison, si celui-ci en trouvait lui-même la clé. Cette clé était évidemment de forme abstraite : un mot caché à l’intérieur de ses propres livres. Ce mot, lui expliqua Morelli, pouvait être le mot « or », le mot « morve », le mot « castagnettes », le mot « réceptacle » ou même le mot « récépissé ». Ce mot était la clé de l’œuvre de Curzio. Celui-ci se saisit de sa bibliothèque et, aidé par les gardes, la transporta dans sa cellule.


            11 mars 1937. Curzio ouvre les yeux. Il distingue vaguement des caractères noirs, flous qui lui collent à la pupille, il ne peut pas remuer la paupière sans chatouiller le papier. Ces formes, ces lettres aux contours élégants lui rappellent l’incipit d’Un captif amoureux de Genet : « La page, qui fut d’abord blanche, est maintenant parcourue de haut en bas de minuscules signes noirs, les lettres, les mots, les virgules, les points d’exclamations et c’est grâce à eux qu’on dit que cette page est lisible ».

            20 mars 1937. Curzio s’est planté insolemment devant ses livres. Il a décidé de tout relire. Personnellement je n’arrive toujours pas à me passer de morphine. Je préfère éviter Curzio au réfectoire. Je ne veux pas le troubler dans sa recherche du mot. La dernière fois que nous nous sommes vus, il m’a confié qu’il continuerait à écrire pour voir si la recherche de ce « mot » influait sur son style, son écriture, son phrasé. Curzio va écrire, étendre son œuvre pour trouver en son sein le mot qui la définit, qui définit tout. Curzio est le plus grand écrivain italien et je ne le dis pas parce que je suis fasciste. Quatre heures déjà ! Il faut que je fasse ma ronde. Et Alberto qui râle parce que sa jambe lui fait mal !

            8 octobre 1937. Curzio relit son Voyage en Éthiopie. Il n’évoque même pas notre défi. Il passe sa journée « sur [s]a table penché / Le visage défait par [s]a littérature », comme écrit Genet. Il remplit papier sur papier, scribouille, farfouille, semble renifler sa plume et sa table, tant il est courbé au-dessus de son labeur. Il sue sang et eau jusqu’aux pieds pour explorer ses livres. Il a saisi la morphologie du Voyage. Il prend des notes à chaque ligne, semble moins se redécouvrir que faire sa propre analyse. Il cherche, fanatiquement, à travers la mise en scène qu’il a faite de lui-même, son vrai moi. Son vrai lui plutôt. Mais il ne parle plus.

[Ici, plusieurs dizaines de pages ont été brûlées]

            9 février 1940. Curzio m’a dit hier qu’il se lançait dans une grande mise en scène de son je. Il a le projet d’un immense roman sur le rôle qu’il aurait rêvé jouer dans la guerre. Il avance dans son étude. Je lui ai demandé, au bout de trois ans, s’il ne voulait pas me dire quel thème il voyait affleurer dans ses volumes. Curzio a hurlé comme un dément que l’analyse de ses livres n’aurait pas de sens s’il n’écrivait pas simultanément. Sa cellule est remplie de fiches et d’exclamations marquées avec rage sur ses petits papiers qu’il accroche avec des pinces à linge. On dirait qu’il fait sécher sa propre identité, qu’il en égoutte la substance.

            19 avril 1940. Curzio écrit sur du papier hygiénique, sur des buvards, et même sur sa taie d’oreiller. Cet homme est devenu fou. Toujours pas un mot sur le mot.

[Ici, plusieurs pages arrachées.]

            24 août 1944. Curzio a fini le premier tome de son grand roman. Il a brûlé une grande partie de ses feuilles qui concernaient le mot « dignité » et, après avoir écrit Kaputt, son nouveau roman, il m’a proposé le mot « homme ». Il m’a expliqué qu’il a passé sa vie à parler de la dignité humaine, celle des Éthiopiens, des hommes africains, de l’homme dans ce qu’il a de plus ridicule (Le Bonhomme Lénine), dans ce qu’il a de plus inhumain (Voyage en Éthiopie, lorsqu’il évoquait l’Éthiopien dont « la présence n’humanisait en rien le paysage ») et de cruel (il m’a dit de me référer à Kaputt, à son chapitre sur les SS crevant les yeux des chats, à son chapitre sur le sort des prostituées dans les villages envahis par les Allemands). Je lui ai dit que ce mot-là ne fonctionnait pas, n’entrait pas dans la serrure par laquelle je voyais son corpus. Il a tourné les talons.

            6 décembre 1944. Curzio a une nouvelle idée : les animaux par rapport aux hommes. J’ai fini de lire Kaputt et il me semble qu’un mot plane sur son œuvre. [Pages manquantes]. Curzio m’a fait lire La Peau en m’expliquant que la clé pour comprendre son œuvre est de voir une représentation de la peau sous toutes ses formes, meurtrie, torturée et triturée. Il m’a donné en exemple la peau des jeunes filles se prostituant, le drapeau en chair humaine à la fin du volume, ou même la peau flasque de notre pauvre duce et celle des Juifs crucifiés. Je lui ai dit qu’il s’approchait.  

            Sans date. Curzio m’annonce qu’il vient d’écrire son dernier livre « Je ****** ». Il s’agit d’une nouvelle où il se regarde mourir, se raconte à lui-même son arrestation. Je lui ai demandé pourquoi il décidait de prendre cette distance. Il m’a répondu que cette distance était primordiale parce que le je avait pour but de faire croire au lecteur que ce qui lui arrivait lui était vraiment arrivé, alors que c’était faux. Tout cela ne devait servir qu’à son propre examen de conscience pour qu’il retrouve son identité. Mais ici, dans « Je ****** », il n’est nul besoin, m’a dit Curzio, de dire je puisque ce que je raconte m’est réellement arrivé. Je me dédouble puisque je puis repérer qui est le double et qui est le moi. Le « il » pue parce qu’il conduit celui qui l’emploie à la perte complète de son identité et à la mort, qui est la synthèse souterraine de tous les thèmes de ses livres : la peau (décomposition), les animaux (qui nous mangeront), les hommes (la mort les concerne tous) et le dédoublement de personnalité (tout est ramené soit à la chair, soit à la peau, tout forme une boucle).

            Curzio m’a affirmé que la clé pour comprendre sa folie, son génie, sa verve, était la mort, qui rôdait sur ses livres comme une échéance. Il faut, avant la mort, comprendre ce qui meurt en nous. Faire l’expérience de la séparation entre le je avec lequel on prend une distance et le moi qu’il faut analyser pour permettre la fusion sublime. Cette fusion de l’identité avec le corps, c’est la mort. Curzio m’a donné la clé pour comprendre. Il fallait pousser Curzio à m’expliquer son œuvre qui me donnait le vertige. C’est pourquoi il a écrit cette nouvelle qu’est « Je ****** » dont la clé de compréhension est le mot « mort ». Celui-ci est omniprésent dans sa nouvelle. Il est la combinaison parfaite de la mort et du mot. La clé de Malaparte, c’est la mort à l’intérieur des mots. Suave style de suaire. Dans « mort », il y a « mot ». La mort est dans tous les mots, ce sont nos sarisses pour chatouiller la description de l’apocalypse. La clé de Curzio est un défi lancé à la littérature, elle fait tourner des mécanismes tellement inaccessibles qu’ils font flancher la littérature. Curzio, avec sa clé, a ouvert la boîte de Pandore de chaque mot.



            

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