2011 : Changement de délires de Bill François, 1er prix de la nouvelle de "Prépa" du concours de nouvelles des lycées Fénelon, Henri IV et Louis le Grand

Changement de délires 
 Bill François
Elève de PCSI du lycée Louis le Grand


        

                     Changement de délires
            

               


               Face à des évènements aussi absurdes, rire était la seule réaction possible
Mais un carrelet qui rit, n’est-ce pas impossible ? Et pourtant malgré toutes les difficultés que s’ingéniaient à lui créer son corps aplati sur le côté droit et ses yeux asymétriques, semblant négliger superbement le dogme « rire est le propre de l’homme », au fond d’une bâche de l’estuaire de la Canche, ce carrelet riait. Il riait, ondulait en convulsions nerveuses, soulevant des nuages de vase brune. Il riait et ses ouïes, sa mâchoire s’agitaient avec euphorie; il nageait selon des trajectoires délirantes, et les tâches orangées de sa moitié supérieure semblaient faire l’écho de ses éclats de rire, lui donnant un je-ne-sais-quoi de clown marin et plat. Il riait car il ne savait plus qui il était, où il était, ce qu’il était, ou plutôt il le savait, mais ces trois réponses étaient contradictoires. Ce qu’il était : il était un carrelet, c’en était indiscutable; il n’avait ni le dos rugueux du flet, ni le museau long de la sole, il était un vulgaire carrelet jusque dans le moindre de ses mouvements. Il sentait qu’il savait d’instinct, sans avoir le moindre doute, tout ce qu‘il  devait et pouvait faire en tant que carrelet, il connaissait chaque détail de sa journée, occupée à rechercher arénicoles et tellines, à dormir enfoui dans le lit du chenal, à échapper aux phoques et aux cormorans. Cette condition lui semblait familière, mais pourtant, il sentait qu’il ne l’avait jamais apprise. Car  à la question « qui » il était, il n’aurait en aucun cas répondu carrelet, et sa réponse aurait été toute autre. Dans ses souvenirs, et jusqu’à cet instant de transition qu’il imaginait brutal, qu’il supposait dans un passé récent, mais qu’il ne savait dater, il était quelqu’un d’autre, le  fondateur et Directeur  Général d’un Groupe internationalement connu, le roi du poisson surgelé, le plus productif, le plus rentable le numéro 1 sur le podium des râtisseurs de la mer. Il était celui qui envoyait ses usines flottantes des quarantièmes hurlants de l’hémisphère sud capturer les hoplostèles -empereurs, aux glaces de l’Arctique pêcher les cabillauds - morues, où pour échapper aux restrictions, ses longliners partaient à l’assaut de frayères de plus en plus reculées au mépris de toute bienséance écologique pour y traquer les derniers individus d’espèces rares et donc chères. Il en  distillerait savamment la rareté par des prix assassins, qui raillent les règles élémentaires de l’économie keynésienne : plus ces  prix sont élevés  et plus la demande en est forte.
Il était celui qui pensait alimenter le monde de ses produits de la mer et devant qui nombre se courbaient; les gouvernements qui s’étaient succédé avaient tous compris à leur tour qu’il leur serait plus opportun de le soutenir, ils recevaient pêle-mêle toutes les primes, et subventions dont il n’avait même pas osé rêver ; tous ses concurrents plus petits que lui dans leurs goélettes, dhonis, pointus, ou trawlers  avaient sombré, non pas aux fonds des abîmes mais dans les  gouffres de l’impitoyable économie des marchés. Il trônait désormais seul et les scientifiques amoureux des faunes marines, avec leurs évidences et leurs précieuses convictions avaient perdu tout espoir de lui imposer un jour de pourtant modestes quotas.




Mais si sa grande maison, sa vie plus qu’aisée, étaient  encore vivantes  dans son esprit, s’il ressentait toujours à heure fixe l’appel quotidien des cours du CAC 40, ou des cotations du pétrole nécessaires pour abreuver ses sanguinaires râteaux pélagiques, il ressentait également, dans une confuse confusion, celui des marées, du flux et du reflux du mascaret, suivi de cet étonnant apaisement qui précède l’étale. Il ne comprenait pas d’où lui venait cette existence dont il s’était senti d’un coup envahi. Il ne concevait pas ce que faisaient ces gobies qui sautillaient devant ses yeux, ni pourquoi il savait qu’il s’agissait de gobies bien peu goûteux pour un carrelet.
Jusqu’alors il n’avait vu de poissons que conditionnés dans des sachets plastiques, rigidifiés par le froid ou pire mis en cube sans queue ni tête et les seuls mouvements que ces êtres pouvaient faire étaient de suivre malgré eux les fluctuations du courant boursier.
C’est de voir l’agilité de ces êtres aussi qui faisait rire le poisson plat. Mais, comme l’ombre d’un cormoran se profilait sur le sable, le carrelet partit, comme un éclair goguenard, vers des eaux plus profondes et donc plus protectrices.

Dans un bureau administratif paysagé généreusement situé entre la photocopieuse, la  machine à café et la fontaine d’eau minérale, positionnement stratégique s’il en est, las d’attendre son gobelet blanc fleurant bon le polyéthylène, un homme petit et rond riait, riait lui aussi, et à chacun des gargouillis tambourinants de la fontaine, il laissait s’échapper un éclat de rire étonné. Lui non plus ne savait plus ce qu’il savait. Il était le chef, responsable du département P6 de la  deuxième sous-division du bureau des impôts de la mairie du 5 ème arrondissement de la ville de Saint-Dié; cela, c’était écrit sur sa porte au centre d’une plaque de cuivre ornée d’un autocollant sale modifiant la numérotation du secteur qui changeait si fréquemment qu’on avait abandonné de la graver sur métal. Le respect mêlé de crainte obséquieuse de ses subalternes blasés attestait lui aussi de son statut. Il avait une famille qu’il ne connaissait que peu, les photographies de sa femme et de ses enfants, confinés dans des cadres rectangulaires  posés dans l’angle gauche de son bureau tournaient le dos à ses visiteurs.
Cependant il se souvenait aussi d’une autre vie, comme l’écolier se souvient d’une leçon. Il se savait être quelqu’un d’autre, qui ne vivait pas dans cet appartement de banlieue propre et net, qu’il connaissait sans jamais y être allé, mais dans une chambre spartiate du quartier latin. Il se revoyait flânant dans les rues, regardant couler lentement le temps accoudé au coffre vert d’un bouquiniste, puis écrivant avec un vieux stylo à moitié sec, au dos des factures qu’il recevait sans la moindre intention de les honorer, des textes dont il se souvenait par cœur. Il écrivait à la lueur d’une lampe à pétrole, EDF ayant abandonné tout intérêt pour ce mauvais payeur.
Il la revoyait dans un halo, cette lampe à pétrole alors qu’il fixait le très normalisé néon grillagé au dessus de sa tête et qui aseptisait la lumière du jour. C’était hélas un objet de collection. Il avait dépensé pour elle les trois quarts de son dernier revenu, le dernier quart avait brulé dans l’unique sorte de pétrole que ce sauveur en cuivre pouvait tolérer pour lui permettre de générer au milieu de ses nuits blanches les précieux textes qui lui permettaient de survivre et de vivre avec bonheur. Mais la lueur de cette lampe avait étrangement disparu pour laisser place à ce néon blafard sous lequel brillaient l’écran de l’ordinateur et ces piles de textes officiels où les chiffres avaient clairement dominé les lettres. Pendant que se scandaient dans sa tête des textes personnels, sortis du plus profond de sa mémoire, tandis que  leurs vers alexandrins et octosyllabes s’égrenaient gaiement, il ouvrait machinalement avec un savoir faire comme inné, des boîtes à archives en carton brun aux pliages savants, au contenu si pauvre en assonances, si désert d’allitérations. Et il riait.

Comment, pourquoi ces quelques évènements si absurdes, si ponctuels, si étranges bien qu’invisibles dans cette société où chacun joue si bien le rôle qui semble lui avoir été attribué ? C’est que les lois éternelles qui régissent le monde à force d’être codées et transcrites et recopiées dans d’infinies boucles informatiques dans des programmes matriciels binaires et booléens avaient fini par s’y soumettre en y devenant vulnérables. Et comme recopier des procédures hexadécimales et les transcrire en alphanumérique ne peut complètement égaler la pérennité des causes, des effets, des principes téléologiques, physiques et métaphysiques de l’univers, ce système si informatiquement infaillible ne pouvait s’empêcher de générer quelques erreurs. Il n’était pas à l’abri d’un bug, qui, tel un insecte, coincé dans un disque dur aux fragiles composants mécaniques, vibrait d’un bourdonnement gras et désorganisait de ses ailes évanescentes le flux des informations, l’enchaînement des boucles de calcul, le travail de fourmi des diodes et des transistors sur les circuits imprimés gravés avec des métaux si précieux. L’ordinateur qui se prenait pour l’Ordonnateur ne pouvait intégrer dans sa mémoire l’intégralité de la complexité du monde et des êtres.
 Et c’est ainsi qu’en ce jour d’inversion -  débilité ancestrale de potaches, tradition de taupins ou de khâgneux en mal de distraction, où les nouveaux deviennent des anciens, ce jour où cessent leurs brimades, comme en l’époque archaïque du jour des fous où les gueux devenaient rois et où les princes devenaient manants -  ces machines informatiques géantes qui géraient les identités avaient essaimé ça et là quelque malignes inversions. Et, tandis que facebook « face-bouquait », que twitter « twittait » tous azimuts sur la planète et que Google « googlait » comme un dindon hilare mélangeant allègrement vérités et mensonges, les tableaux  de Karnaugh, insensées constructions d’une logique mathématique qui avait perdu ses racines dans le monde réel, prenaient des allures d’œuvre d’art et les inputs désorientés se contentaient résignés de suivre des procédures obscures aux syntaxes surréalistes.

Dans une pièce sombre et petite, peu avant le lever du soleil sur l’arrière de Notre-Dame  un réveil sonnait. Un homme grand et maigre aux cheveux longs, regarda l’heure par-dessus le drap et sourit. L’heure qui s’affichait en chiffres numérisés était celle à laquelle il s’était toujours levé pour se rendre à son bureau. C’était le départ d’une course routinière : le café à l’odeur standard et torréfié, à l’image insipide de l’acteur désabusé qui semble prendre un plaisir intense et mystérieux au goût du breuvage , le métro et ses odeurs mêlées de fuel, de plastique brulé et de fatigue humaine, le bureau, jusqu’à ce qu’il rentre chez lui, puis règle le réveil pour terminer le cycle . Mais ici plus de cycle. Son réveil n’était plus le modèle neuf carré légèrement design qui avait interrompu sans regret son sommeil depuis si longtemps. C’était un vieux réveil mécanique inqualifiable avec ses aiguilles et sa trotteuse ventilateur, un modèle qu’il n’avait jamais vu. Et le café qui l’attendait sur une table à l’évidence bancale ressemblant à un tabouret trop large avait un goût amer qui le faisait ressembler à ce qu’il imaginait être les breuvages du temps de la conquête de l’ouest dans les vieux quarts en métal ou ceux qui se mélangeaient à de l’eau salée dans les tasses des grandes caravelles. Mais il avait endossé et accepté cette nouvelle existence comme il l’aurait fait d’une médiocre mutation. Il était d’accord faute d’être enthousiaste, et puis, avait-il le choix ? Il ne se posa pas de questions. Il lui semblait connaître chaque meuble, chaque livre, même s’il pressentait de tout son être que telle n’était pas sa véritable existence.






Il retourna machinalement une facture d’électricité et commença à écrire. Des vers roulaient sous la bille du stylo, aussi naturellement que lorsqu’il produisait ses textes officiels infestés de chiffres. Lui dont l’horizon littéraire se bornait au BO ministériel, enchaînait les rondeaux, les sonnets, avec un savoir-faire inné. Puis il regroupa ses manuscrits entre deux feuilles de carton pliées, regrettant de ne point avoir de parapheur à onglet digne de ce nom ni même d’ordinateur. Il claqua la porte et arpenta les rue animées du quartier, marchant droit devant lui, en  une quête  difficile : trouver un éditeur.

Sur les rivages de la côte Picarde il était l’heure où les limicoles se regroupaient à l’étale de la basse-mer en contrebas de l’estran, pour y chercher entre les brumes, coques, étrilles et crevettes. Les huitriers-pies ronds et bicolores, dans leurs complets noirs et blancs plongeaient leurs becs rouges dans le schorre humide et la vase noire ; les bécasseaux minutes couraient à la frontière des eaux, le long de la mer qui respirait en vagues calmes ; leurs troupes pépiaient dans le rythme de l’écume. Les aigrettes élégantes marchaient, se balançant de leur pas suspendu. Et, sous le bouillonnement des courants océaniques venus se mêler aux alluvions fluviatiles, un carrelet vivait, de moins en moins étonné par sa vie de carrelet. Il cheminait dans les ridains créés par les efforts conjugués des vagues et des  vents,  il rôdait aux abords des prés salés engloutis, recherchant la gravette ondulante et les bondissantes puces de mer.
Il se fondait sous les sables ocres et en prenait la teinte neutre lorsqu’il entendait au-dessus de lui le bruit sourd d’un plongeon d’un phoque veau-marin, et de l’eau qui se refermait brusquement autour du pinnipède chasseur. Il dormait sur le lit de la baie, fondu dans le mouvement des sédiments, englouti dans les eaux saumâtres, ne laissant que ses deux yeux ronds et globuleux trop près l’un de l’autre trahir sa présence, regardant le monde qui était devenu le sien. Parfois, rêvant, il se voyait par moment transporté dans d’autres existences.
Il se voyait marchant vers la mer, lançant une ligne dans les courants, scrutant les flots debout dans ses bottes vertes, attendant la touche. Il décrochait de l’hameçon avec émotion des barcets, des solettes en sous taille, et les posait  délicatement dans le creux de l’onde sous la surface argentée. Puis il ouvrait la main, et les regardait s’enfuir comme des flèches vers le large, glisser comme des lettres que l’on poste. Alors il relançait sa gaule, espérant recevoir l’honneur de la visite d’un beau poisson maillé. Il se voyait quelquefois aussi comme le phoque, ses grands yeux noirs et ronds recherchant à travers l’eau trouble et riche en plancton du printemps de quoi subsister l’espace d’une journée. Il plongeait, libre, dans les lames et les tourbillons, poursuivant l’anguille et le merlan, tournoyant avec grâce, puis se hissant sur les bancs de sable pour s’y abreuver de soleil le reste du jour. Il se voyait aussi dans la spacieuse cabine de pilotage d’un navire usine, regardant les marins rejeter sans un regard une foule d’organismes marins invendables mais morts, qui flotteraient dans son sillage sous les railleries amères de goélands faméliques, puis débarquant au port des caisses fort lucratives d’êtres  marins congelés sous pavillons de complaisance pour échapper aux règlements salvateurs de la vie marine. Ou bien il s’imaginait seul, sur une barque, affrontant les embruns et les flots agités du matin. Mais s’il se sentait vivre parfois ces vies inconnues et étrangères, son identité d’homme  cédait peu à peu la place à celle du carrelet, dont il assimilait la forme et les enjeux, dont il comprenait les valeurs et dont il savourait la vie simple calme et heureuse.
La porte grinçante du bureau avait ce jour là claqué comme à son habitude, au gré des courants d’air, seuls éléments  à se mouvoir avec diligence dans les couloirs de la mairie. Mais, cette fois son bruit répété et violent ne s’était jamais suivi de la moindre manifestation sonore de colère. Tous au bureau étaient désormais rayonnants.
Le Directeur, arrivé en retard, n’avait jamais vu un métro aussi lent, oscillant dans ses galeries comme une taupe grise prise de tournis. Il s’était empressé de glisser des anacoluthes et des métaphores au cœur même des rapports fiscaux.
Il laissait s’exprimer des « déclamations  d’impôts »…Il ne s’enquit même pas du plombier, fonctionnaire d’un autre ministère, qui tardait à venir réparer cette fuite du radiateur qui transformait partie de la pièce en une jolie mare….. Le radiateur attendra déclara-t-il pour le bonheur des paramécies qui squattent notre étang, tout en intégrant maintes figures de style dans une circulaire. Il apprenait aux jeunes fonctionnaires débutants à faire rimer  «exigences de la loi » avec « cachet de la poste faisant foi » ;  « veuillez remplir ce formulaire » s’accordait divinement avec « votre numéro de compte bancaire » et « veuillez joindre ce document » formait une rime croisée de qualité  avec « relatives aux modalités de paiement ». Et quant au questionnaire ci-joint, il était bien sûr en alexandrins :
Cher Monsieur, je vous prie d’écouter ma demande,
Il vous faut obéir à ce que je vous mande :
Déclarez, sur l’honneur, jurant, sans retenue,
Le montant très exact de tous vos revenus,
Veuillez, précisément, n’omettre aucun détail,
Vos biens immobiliers…mais quelle en est la taille ?
Avez-vous fait des dons, et si oui pour combien ?
Quelle est, mon cher payeur, l’étendue de vos biens ?
Que cachez-vous au fond de vos comptes bancaires ?
N’oubliez pas non plus propriétés foncières,
Revenus locatifs, actions, biens mobiliers…
En attendant, Monsieur, je vous prie d’agréer
L’expression de mes sentiments très distingués.

Mais le flot des méga pixels et des gigabits, des octets, des ADSL sait souvent réparer ses erreurs. Et, s’il ne le fait, c’est le monde et ses lois naturelles qui reprennent le contrôle des événements, l’ordre qui revient comme les oiseaux migrateurs et les fleurs un matin de printemps. Les grafcets se rafistolaient, la récursivité séquentielle se rétablissait, le haut débit reprenait son cours comme un fleuve après une crue. Les informations perdues dans le dédale des transistors et des  circuits intégrés  retrouvaient la fibre  optique d’Ariane et la suivaient jusqu’au disque dur salvateur de la logique du monde. Le système se remit en marche, les « errors messages » disparurent,  la mécanique calculatoire reprit, et l’insecte prisonnier s’échappa du lecteur de disque et s’envola les ailes légèrement froissées vers le soleil.

Pendant ce temps dans un bureau à la porte claquante et grinçante, le directeur arriva à l’heure, mais si le radiateur ne fonctionnait toujours pas bien d’autres choses avaient changé, qui ne manquèrent point de susciter son étonnement. Une sculpture moderne trônait sur la fontaine d’eau minérale, des citations d’auteurs latins clignotaient sur les écrans de veilles de certains ordinateurs, c’était…comme s’il avait été absent longtemps et qu’un  autre l’eût remplacé. Pourtant, son nom était toujours inscrit sur sa porte et l’autocollant crasseux toujours en place, nom par lequel l’appelaient ses subalternes d’ailleurs charmants avec lui qui lui servirent même un délicieux café en le gratifiant d’un regard digne d’un acteur américain qui, malgré les doses de caféine absorbées sur les tournages européens, affichait toujours un flegme impressionnant. La formulation même des textes officiels avait, lui semblait-il, singulièrement évolué. Elle était plus légère, plus libre, voire lyrique. Et, lorsqu’il en lisait les mots comme un vague souvenir l’envahissait d’une chambre où la lumière pure du matin dessinait les contours du dôme du Panthéon. Dès qu’il se mit à écrire, ses textes s’animèrent sous sa plume et se mirent à résonner tels des pamphlets aux accents enflammés.
Lorsqu’en plein mois d’août le plombier arriva enfin pour réparer le radiateur il se vit remettre un éloge paradoxal du retard et on le remercia, on s’était habitué à cette petite mare. La dernière colère en date du  directeur concernait un jeune stagiaire qui , non content de désaccorder les participes passés s’était permis de publier un bulletin d‘information dont la moitié des césures faisaient voler en éclats les hémistiches et, suprême impertinence dont il ne respectait pas la parité en rimes féminines et masculines . Mais pour ne pas décourager un novice cette ire ne tarda pas à s’apaiser.

Le président se rendit ce jour-là à une réunion avec un grand étonnement. Que de choses avaient changé. Les nouvelles affiches publicitaires imposant sa firme comme leader du poisson durable ne furent pas la dernière de ses surprises. Ses conseillers parlaient de reconversion pour les uns, de révolution pour les autres. D’où venaient ces initiatives ? Tout était confus dans ses pensées. Lorsqu’il se concentrait, pour tenter de regrouper ses idées et d’éclaircir sa réflexion, il voyait du sable, de l’eau, des crevettes qui dansaient. Mais le flot des affaires l’emporta. Il était en retard à un rendez-vous avec un grand armateur pour finaliser l’appel d’offres qui devait déclencher la construction d’une flottille de chalutiers de grands fonds. Mais ce projet, il avait décidé de l’enterrer, comme le lui rappela son directeur financier, dans le but de tenir le cap de la reconversion de son groupe. Il fut un instant désorienté. Toutefois, devant l’armateur, son refus fut catégorique. Depuis, la plupart de ses usines flottantes furent envoyées par le fond, vraies épaves ou faux récifs, demeures à jamais des poissons. Et l’on revit barquettes et pointus bariolés longer le littoral en y posant leurs filets, ou dormir amarrés en capissaïre dans les ports, bercés par les vaguelettes sous leur cargaison de soleil, tandis que cotres, ligneurs et palangriers bravent les eaux de l’horizon.

        Et la mer a toujours cette couleur qui change à la vue de laquelle l’échassier semble se demander avec son œil pensif si faire autre chose que ce que l’on fait n’est pas le meilleur moyen de devenir quelqu’un d’autre. Sur les bancs de sable des baies, les phoques ont toujours l’air heureux lorsqu’ils regardent le chenal. Ils savent bien que parmi ces courants tumultueux qu’ils voient tourbillonner, l’un d’eux vient du fond de la baie et, dans le fond de cette baie, aussi absurde que cela puisse paraitre, soulevant des éclats de sable, il y a un carrelet qui rit.