Déferlantes invisibles. 2010 : Deuxième prix de la nouvelle pour le concours inter établissements des lycées Fénelon, Henri IV et Louis-le-Grand pour les classes du secondaire.Premier prix de la nouvelle du lycée Louis le Grand pour les classes du secondaire



 Nouvelle de Gautier Depambour.




Déferlantes invisibles







            Cela faisait déjà plusieurs heures que je travaillais dans le salon. Assis devant mon piano, la lampe posée sur le côté gauche, des pages vierges sur le côté droit, je composais une nouvelle sonate. Je caressais les touches à la recherche d’un accord ou d’une mélodie parfaite. Quand il me semblait avoir trouvé le son idéal, je prenais ma plume et inscrivais rapidement sur la partition la suite du morceau. J’élaborais un nouvel édifice musical, qui rejoindrait tous ceux qu’un homme comme moi avait déjà pu élever. La feuille une fois remplie, j’en pris une autre et la posai devant moi. A cet instant précis, je ne sais pas pourquoi, je ressentis une sensation étrange ; je m’arrêtai de travailler et fixai la page blanche : cette feuille me rappelait quelque chose… un souvenir vague, lointain…




       Décembre 1909. Huit années auparavant. Je me promenais dans le Quartier Latin, espérant y trouver quelque source d’inspiration.
       J’avais déjà remonté le Boulevard Saint-Michel, quand j’arrivai au Jardin du Luxembourg. Je m’arrêtai un instant devant la grille, et contemplai la vaste allée déserte qui s’étendait devant moi. Je fus surpris de constater à quel point le jardin semblait tranquille par rapport à l’agitation incessante de la rue. On aurait dit que cette grille séparait deux mondes totalement différents.
       Je m’avançai lentement dans cet endroit que la lumière grise de cette matinée d’hiver rendait presque inquiétant. La musique qui m’habitait alors devint plus grave, plus recueillie. Les arbres dressés de part et d’autre m’ouvraient un chemin silencieux. Je regardais autour de moi, un peu mal à l’aise, ces enchevêtrements de branches infinis, si subtils que je n’en percevais pas l’aboutissement. Les troncs plantés régulièrement en ligne droite contrastaient avec les formes fantaisistes de leurs membres supérieurs desséchés ; c’était un dégradé allant de la rigueur à l’imprévu, au hasard. Des thèmes inconnus s’entremêlaient dans mon esprit et formaient un ensemble de sons parfois en harmonie, parfois surprenants ou plus dissonants.
       Je progressai donc dans la neige épaisse, lisse, entrecoupée quelquefois de traces de pas inattendues, plus ou moins profondes. Je vis bientôt sur ma droite un passage sinueux et délaissé que je décidai d’emprunter. Plongé dans ce lieu étroit, écrasé par la hauteur des arbres qui m’encerclaient, je fus tout à coup envahi par des accords plus violents, des arpèges plus rapides, comme si ce chemin mystérieux m’ouvrait de nouveaux espaces créatifs. Entraîné par ces rythmes nouveaux, j’accélérai le pas, lorsque j’entendis en contrebas un son plus doux, plus serein. Je le crus d’abord irréel, fruit de mon imagination, quand j’aperçus le jet d’eau de la Fontaine Médicis, duquel de multiples gouttes jaillissaient avant de disparaître à la surface, laissant derrière elles des vibrations momentanées. Au même instant, une myriade de petites notes aiguës résonnèrent en moi, brèves et délicates.
       Je longeai le bassin gelé. M’arrêtant un instant, j’observais les surfaces brisées. Au bout de lignes discontinues, le majestueux Polyphème surprenait Galathée et Acis enlacés. A un endroit propice encore préservé de la glace, de rares canards pataugeaient, qui éveillèrent en moi des notes ludiques, enfantines.
       La musique, calme et paisible, continuait inlassablement. Elle était belle, pure, me venait à l’esprit spontanément et sans effort, puisée autour de moi partout, dans la nature elle-même, comme une essence imperceptible mais omniprésente. De cette improvisation hivernale, j’éprouvais une sensation de plaisir intense, conscient d’être en possession d’un absolu, d’une création personnelle décrivant parfaitement le monde. Enchanté par le thème qui m’habitait, j’étais certain de tenir là les prémisses d’un nouveau prélude. Ma musique me procurait un bonheur d’autant plus fort que j’étais seul avec elle, loin des salles de concerts et des salons où on la jouait, qu’elle m’appartenait entièrement, n’étant encore connue de personne d’autre.
       Je me détournai de la fontaine et me retrouvai devant une vaste étendue de neige, de gravier, de pelouses. D’épais nuages recouvraient le ciel, sombres et angoissants. Mes pas crissant dans la neige, je m’approchai du grand bassin que je contournai. Je suivais des yeux toutes les craquelures de la glace. Par endroits, l’eau figée demeurait transparente, et laissait paraître de vagues reflets. Les fissures inégales parcouraient des blocs compacts blancs et gris, jonchés de feuilles mortes, parfois recouverts d’une fine couche de neige. Tout était silencieux. Tout semblait si vide que plus aucun son ne s’aventurait dans ma tête. Une note suspendue cependant durait, durait…
       Je continuai tout droit, montai quelques marches, et arrivai à une allée délimitée par une série d’arbres semblables à ceux que j’avais déjà vus. Personne. Au milieu d’une nouvelle étendue blanche, une chaise était restée isolée. J’eus un sentiment de profonde solitude. Il faisait froid, et seule la musique me réchauffait. Je me penchai, pris de la neige entre mes doigts ; elle était moelleuse mais glaciale. Je remarquai alors un banc un peu plus loin. Il était temps de transcrire ce que j’avais composé durant toute ma promenade dans le Quartier Latin.
       Installé là, je tirai avec fébrilité mon carnet d’esquisses que j’ouvris à une page blanche, ainsi qu’un crayon de la poche de mon manteau. Je traçai les cinq lignes de la portée en m’efforçant de les rendre les plus droites possibles. Comme à mon habitude, je commençai par marquer la clé de sol, puis la clé de fa, je complétai l’armure, et voilà : je pouvais laisser libre cours à mon imagination.
       Mais au moment d’écrire, je fus tout à coup tétanisé.
       Le blanc.



       Je constatais que j’étais incapable de me rappeler la moindre note, le moindre thème. Ma main reposait sur la page, tenant le crayon, instrument impuissant de ma mémoire défectueuse. Ce que j’avais conçu s’était évaporé, volatilisé, comme si tout cela n’avait jamais existé. J’essayais néanmoins de me remémorer quelques notes, mais elles revenaient par bribes incohérentes qui ne me satisfaisaient pas.
       Pour échapper à l’angoisse, je décidai de reprendre ma promenade dans le jardin enneigé. Je rangeai promptement mon carnet et mon crayon, l’humeur altérée par cette expérience désastreuse. Je fis quelques pas, épuisé, exténué intellectuellement. Plus rien ne résonnait en moi. C’est alors que, de manière totalement imprévue, je me mis à écouter attentivement le son irrégulier que produisaient mes bottes dans la neige. Deux notes. Simples, brèves, efficaces. Deux notes frêles et vibrantes qui se répétaient incessamment. J’essayais de les identifier. La…Si… Non, non, c’était trop aigu… Je me concentrai alors sur la première note… La… Si… Do… Ré, la voilà, c’était un ré… La deuxième ? Un mi, bien-sûr, sans altération… La simplicité même ! N’importe quel enfant aurait été en mesure de les jouer sur un piano. Et pourtant, quelle force ! Non pas sonore, mais émotive ! Puis ces deux notes n’en firent qu’une, créèrent une dissonance, et le mi passa au fa pour la résolution… Elles se répétaient toutes, douces et insistantes, dans ma tête… Tout à coup, je marchai sur un bout de bois ; un craquement : un si bémol ! Plus aigu que les autres notes… Et encore ré, mi, puis ré-mi, fa, mes deux pas qui alternaient.
       Tandis que mon esprit divaguait dans ce monde presque intemporel, de nouveau charmé par cette nouvelle mélodie, je fus soudain ramené à la réalité dans un élan de lucidité qui arrêta subitement le cours que j’avais laissé à mon imagination, mais qui cette fois m’empêcherait de reproduire mon erreur passée. Je frémissais à l’idée d’être privé d’inspiration, de ressentir à nouveau l’angoisse de la page blanche, de rester impuissant, dénué de créativité. Animé par cette pensée, je pressai le pas vers le banc le plus proche, m’assis avec excitation et, frénétiquement, je sortis de nouveau le crayon et le carnet. Je respirai profondément et décidai de tout reprendre depuis le début. Je me concentrai et, repartant du ré initial, je l’inscrivis sur la portée. Cette note était une blanche. A sa droite, je représentai le mi, une noire, que je liai d’un trait fin au ré, comme pour les doter d’une auréole. J’étais conscient que par cette action simple, qui consistait seulement à dessiner un petit cercle blanc, puis un petit disque noir en contraste, avec comme raffinement suprême, une liaison harmonique, je venais de vaincre l’ennemi qu’auparavant j’avais cru invincible et qui m’avait fait tant de mal : l’oubli, le néant de la mémoire.
       Malgré toutes les années durant lesquelles j’avais déjà composé, je ne m’étais jamais rendu compte à ce point de l’importance de la trace écrite. Moi qui croyais être maître de ma propre musique, je comprenais seulement ce jour-là, par hasard, qu’elle me dépassait, qu’elle était plus forte que moi, et que je n’étais pas toujours capable de la contrôler. Elle résultait d’une inspiration fugitive, et ne durait que le temps d’une sensation volatile, subite, survenue de nulle part au moment où on ne l’attendait pas. Comment avais-je pu penser, par excès de vanité, que je pouvais saisir ces notes immatérielles et me les approprier ?
       Tout en réfléchissant, je continuais de transcrire ma nouvelle composition, empli d’un réel espoir, revitalisé par la création artistique. Une autre blanche, à la main droite : le si bémol… Puis les deux noires qui le suivaient : le do et le ré… Les mesures s’enchaînaient. J’avais l’impression d’être en train de réaliser l’une de mes plus belles pièces, et peut-être même la plus mélancolique de toutes, la plus rêveuse. Comme je levai la tête, je vis quelques parcelles de neige tomber de la branche d’un arbre en face de moi, emportées par un brusque coup de vent ; cela m’inspira immédiatement un decrescendo, et vite, pour ne pas oublier, je m’empressai de marquer au-dessus des deux notes primordiales une succession de croches : mi, ré, do, si, sol, et je précisai sous la portée de mettre beaucoup de pédale, afin de les faire durer, planer, résonner à l’infini, dans un doux pianissimo agréable à l’oreille. La tonalité ? Ré mineur. Le tempo ? Comme je l’ai toujours apprécié, lent et envoûtant.
       Pour moi, la musique devait mettre chaque note en valeur suffisamment longtemps, afin de créer un environnement sonore idéal. C’était toujours dans cette optique que je composais : je m’appliquais sur chaque mesure, rigoureusement, espérant atteindre la perfection à laquelle, malgré tous mes efforts, j’avais peur de ne jamais parvenir. J’ai cherché toute ma vie des sonorités nouvelles, ayant trait au domaine du rêve, des couleurs variées nées de modulations originales. Chaque œuvre devait être unique et renfermer l’univers impalpable que je créais. J’espérais, par ces rythmes lents, ces larges ambitus, ces tonalités changeantes, transmettre l’idée d’une pureté intemporelle, semblable à celle qui se dégageait de l’étendue de neige devant moi, homogène, comme un tapis blanc dépourvu de motifs et puisant son ineffable beauté naturelle dans son étonnante continuité chromatique.
       Où en étais-je ?
       Je clignais des yeux et m’écoutais moi-même de nouveau avec une extrême attention. J’ajoutai alors sur la portée deux notes pour conclure le decrescendo précédent, et je décidai de faire passer le thème à la main droite. Ainsi, je pouvais laisser à la main gauche le soin de jouer des notes plus graves, en alternance avec les sons plus aigus, formant un contraste en accord avec ma pensée.
       Je continuai de la sorte à composer, en voyageur intranquille, ne sachant ni où la musique me menait, ni quand elle se terminerait. J’avançais à tâtons progressant vers une lumière lointaine qui marquerait l’achèvement du morceau, la délivrance, et qui révèlerait l’œuvre dans son intégralité, l’arrachant ainsi à son essence encore incertaine. Cette lumière, je la vis soudain, et cela me redonna une ardeur nouvelle ; je sentais que je m’approchais de plus en plus du dénouement souhaité, et lorsque je mis le dernier accord sur la page, un accord profond tenu par des points d’orgue plus doux qu’un pianissimo, à la limite de l’audible, j’atteignis la  lumière et, dans un éclair, tout disparut.
       Je me retrouvai brutalement sur mon banc, au Jardin du Luxembourg. J’étais dans un état léthargique comme si je venais de me réveiller. Je reprenais doucement contact avec la réalité, ou du moins ce que l’on nomme ainsi. Combien de temps avais-je travaillé ? Je l’ignorais. J’avais dû faire en effet abstraction de cette dimension pour passer le seuil invisible de la conscience. Alors, comme le peintre mettant la touche finale à son tableau, le glacis sur l’œil, j’inscrivis la date et le titre de mon œuvre en bas de la page : 

27 décembre 1909 - « Des pas sur la neige ».

       Cette fois, j’avais tout inscrit, plus aucune note ne pouvait m’échapper. Je ressentis une grande volupté à regarder, un peu encore comme un étranger, la partition que j’avais entre les doigts. Ce prélude, que j’étais encore le seul à connaître, resterait comme un témoignage de cette expérience hivernale, et tant que ce souvenir demeurerait ancré en moi, seule cette mélodie pourrait le réveiller.




       Sortant de leur rêverie, mes yeux cessèrent d’être plongés dans le vide, et je vis doucement réapparaître devant moi la feuille blanche que je tenais devant mon piano. Je souris vaguement, en guise de conclusion, à ces images surgies du passé, et je posai enfin la page sur son support. J’allais reprendre paisiblement mon travail, lorsque je voulus me rappeler une dernière fois le Jardin du Luxembourg sous la neige. Je fus surpris de constater que, malgré tous mes efforts, je ne parvenais plus à me le représenter tel que je l’avais vu à peine une minute auparavant. Je compris que la mémoire n’est qu’un effet du hasard, et qu’elle ne fait revivre les sensations qu’en des instants éphémères, inattendus et délicieux. Je reposai délicatement mes mains sur le piano, effleurant les notes, pensant que si d’aventure un tel voyage intemporel devait se reproduire, alors je me laisserais encore bercer par le cours intarissable de la musique, divaguant, voguant, glissant sur ces déferlantes invisibles.

Je joue un accord au hasard. Il sonne, résonne…
Je laisse les notes enfoncées. Il dure…
La mélodie reprend… 
L’accord s’étend…
Le son se répand…
Une note en plus…

            Je l’entends…

                        Je la surprends…

                                    Un tempo lent…

                                                Elle change…

                                                            La plume tremblante…


                                                                        La blanche vibrante…



                                                                                         Je la prends…



                                                                                                   Je la sens…



                                                                                                            L’encre enfin…



Claude Debussy