2015 : Aurélie Ionescu, HK2, Seuls, 2ème prix de la nouvelle du concours externe, catégorie Prépas

2015 : Aurélie Ionescu, HK2,  Seuls, 2ème prix de la nouvelle du concours externe, catégorie Prépas



Je navais jamais ressenti la nuit jusqualors. Ce soir on nous a bandé les yeux. Le vent est différent. Tout est lourd, étouffé. Mon souffle est plus court. Ma bouche est sèche et parfois une larme y coule. Pourtant je ne pleure plus. Jespère.

            Parfois je m’éveille, parfois je sombre, mon corps et mon esprit ne marchent plus ensemble, et paradoxalement, lorsque mon corps manque dabandonner, je reviens à moi.

            La toile de mon pantalon frotte sur ma peau. Le frottement est régulier, systématique. Je ne m’étonne plus de la douleur provoquée à chaque pas, elle sest transformée en brûlure; la brûlure est devenue plaie. Cest une douleur vive et aigüe et pourtant la voici qui dure et ne se donne plus la peine de disparaitre avant de mattaquer encore. Dans un incessant va et vient, je tangue. Jai oublié que je marchais car je marche depuis trop longtemps.

            Sous ma langue, un goût étrange sest insinué. Lorsque de nombreuses fois javais senti sous mes pieds la terre chaude, constaté quelle craquait sous mes pas, ressenti la poussière qui chatouillait mon nez sans que jose la respirer, alors javais imaginé ce goût.

           

            Pendant un temps, aujourdhui, jai retenu ma respiration lorsque des bourrasques de poussière et de terre ont balayé ma peau, puis je nai plus pu. La morsure du soleil était permanente et les assauts du vent ininterrompus, alors, quand il a fallu respirer, le sable est venu dans ma bouche. Dans mon nez, mes yeux. Mes pensées.

            Un bras. Inerte, mais sursautant parfois. Dans ma bouche un parfum, celui de cet homme. Autre quun parfum, une odeur. Plus personne na de parfum ici. Je ne sens pas son odeur, je la goûte, elle sintroduit dans ma bouche. Il est tellement proche que lorsque je respire lair, son odeur vient dans un même temps. Mon nez est brûlé par le sable, mon odorat est descendu sur mes lèvres. Je ne ressens plus mon corps. Il est meurtri, il abandonne. Pourtant je ressens le bras de cet homme, sa présence contre ma jambe et, étrangement, sa chaleur, alors que jai si froid. Le froid mord mon visage, mes lèvres. On me retire le bandeau mais la nuit couvre mes yeux. Nous sommes si nombreux, demeurant ainsi les uns, les autres et ne respirant plus par peur daspirer lautre. Par le goût de la peur qui se répand et tapisse mon palais, par celui dun espoir qui se diffuse et fait claquer mes dents, je prends conscience de lautre. Et ailleurs, plus loin dans mon corps, cette conscience de lautre passe par le toucher; ta peau touche la mienne, tes cheveux sinsinuent dans ma bouche, ta tête, fatiguée, glisse dans mon cou, roule sur ma poitrine. Mes genoux taccueillent, je ne connais pas ton nom.
            Serons-nous accueillis ?

            Ma peau me brûle car lhumidité revient. Ma peau si sèche boit et boit encore. Je tends mes lèvres ouvertes et desséchées. Tout me pique, me démange. Je déglutis enfin car ma salive est revenue, elle est salée et ma gorge blessée regrette. Mes doigts sur mes joues découvrent des crevasses. Lhumidité couvre ma peau, lenveloppe et dans une douleur étrange, tout devient moins dur car je nai presque plus soif; je nai pas bu, je ne boirai peut-être pas avant demain mais ma peau se saoule de lair ambiant, iodé.  Les embruns. Le ressac.
            Cette nuit je pleure, car jai retrouvé mes larmes, car le sel sur ma peau meurtrie me brûle plus encore.

            Je songe.
            Plus tôt, jai senti une main agripper mon bras, jai sentis quon me tirais vers le bas, jai sentis sous mes doigts un visage blessé et fatigué. On ne voyait plus, je nentendais plus. Mes doigts sur des lèvres ont trébuché et, comme recueillant le son dune voix éteinte, ils ont cru comprendre pour moi ce que ce visage disait. Alors je me suis incliné pour recueillir ce que je pensais être un aveu dabandon. Mais un souffle despoir est entré en moi, le goût dune revanche a forcé ma bouche et ainsi, malgré moi, malgré tout, je nai plus été porteur de mon seul destin mais du sien, de celui de tous ceux que javais senti tomber derrière moi dans ce vent qui brûlait nos peaux. Je nai plus été porteur de ma seule fatigue mais jai ressenti mon visage s’étirer de leurs cernes. Je nai plus goûté mon seul rêve mais je me suis abreuvé du poids des leurs. Plus seuls que jamais, nous n’ étions pas seuls, nous empruntions les traces de nos prédécesseurs, nous foulions ce sol avant dautres.
            Lespoir portait au-delà de nos solitudes, il ne cesserait pas. Il ne cesserait plus.


            Cette nuit la tôle meurtrit ma peau, un goût métallique mhabite. Qui suis-je ? Les autres se fondent en moi et je me perds. Leurs âmes s’égarent et hantent ma bouche, piétinent ma langue, heurtent mes dents, foulent mes lèvres. Où sest envolée mon âme?  Pourquoi nous ont ils bandé les yeux jusqu’à ce que tout ne soit plus que nuit?  Pourquoi frappent-ils lorsquil sagit davancer ?
           

            Chute inlassable de ces mêmes gouttes froides qui, parfois, atteignent mon épaule. Je ne peux aller à droite, je ne peux aller à gauche, deux corps mencadrent. Lentement, un sillon parcourt mon dos, descend le long de mes reins. Je tourne la tête, jouvre la bouche, jattends : rien. Ma bouche est vide de cette eau inaccessible. Ma bouche est sèche, ma langue peine à y survivre.
            De leau. Donnez- nous de leau.


            Une main percute mon dos, mempoigne et me jette sur le sol. Le bois rencontre mes lèvres, un corps tombe sur mon corps.  Mon coeur remonte, on nous soulève, tout tourne autour de moi, soudain mon coeur redescend bien plus vite, un choc, on nous a lâché. Tout balance, tout chavire.
            Je comprends ; on ne nous a pas donné de leau, on nous a donné à elle.

            J avais goûté, recueilli lhistoire de cet homme, arrivé là où nous voulons tous aller, puis soudainement renvoyé vers nous. Les douaniers lavaient questionné sur la route empruntée; il nous avait raconté ce bandeau sur ces yeux, avait évoqué la nuit ; il ne connaissait pas le chemin.  Il n’était rien là bas et pourtant il y retourne.

            Nous étions une éternité plus tôt, avant que cette bombe nexplose, avant quelle emporte mon ouïe, avant que la nuit ne remplace le jour ; allongé sous un autre corps qui tremble, me fait trembler, je repense à cet homme, est-il là ? Est-il un de ces corps collés au mien ? Est-il cette peau âpre que je goûte malgré moi ? Est-il cette main qui ma agrippé une nuit ?
            Est-il mort ? Comment savoir ?
            Comment savoir alors que nentendant plus sa voix je suis réduit à goûter sa peau ? Comment savoir alors que nous ne sommes plus, que des lambeaux de ce que nous avons un jour été ?

            Mes ongles grattent le bois humide. Le corps qui pèse sur moi ne tremble plus. Nous sommes une masse inerte. Notre embarcation est arrêtée, le bois du canot ne frappe plus mon front, mes hanches ne roulent plus au sol, même le goût de sang dans ma bouche sest figé.

            Je mefforce davoir lair vivant.
            Quand le jour réapparaissait on a replacé le bandeau sur nos yeux. On nous a donné à boire, à manger. Mon voisin ne bougeait plus, alors jai sentis son corps glisser contre le mien puis une gerbe deau gelée a battu mon visage. Disparu.
            Alors je magite pour ne pas disparaitre, pour ne pas passer pour mort, pour ne pas être jeté à leau.

            Je ne sais pas ce que nous avons mangé, je ne sais pas ce que nous avons bu, je crois que je perds le goût. Le sel a tout ravagé. Il y a du sel dans lair, il y a du sel sur ma peau, du sel sur le sol que je goûte, sur la main qui me frappe. Un morceau de ce que je mangeais a glissé de mes doigts, jai essayé de le retrouver sur le sol, ma main a fouillé chaque recoin, jusqu’à ce que le contact de la chair ne larrête, une peau froide, molle, abandonnée. Quand arriverons-nous ? Que serons-nous devenus alors ?
            Arriverons-nous ?
            Roulé sur moi-même je rebondis contre les autres, les éclats deau me frappent, me rejettent au fond du canot. Quelquun trébuche contre mon ventre, enjambe le bord et passe dans lautre embarcation. Dun coup notre canot est aspiré vers larrière, on nous a détaché du bateau qui nous tirait.
           
            Je me remémore le visage du passeur, je sens à nouveau le contact de sa main lorsque je lui confie mon argent, dans mon souvenir sonne encore sa voix rassurante. Et ici pourtant, je ne suis plus le même, apeuré, meurtri dans ce canot de bois. Personne ne saura, personne ne viendra nous chercher. Nous abandonnons les nôtres, ceux que nous avons quitté et qui pourtant attendent tout de nous. Nous ne sommes plus rien car nous n’étions quespoir. Nous ne sommes plus rien car nos rêves ont déserté nos âmes.

            Le monde se retourne, notre canot chavire, tout ralentit, leau investit ma bouche puis mes poumons, le froid anesthésie mon corps, puis mon âme. Jattrape la main dun corps qui me percute, je la sers, je me débats doucement.


            Par une pression la main me répond.
 


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