Je
n’avais jamais
ressenti la nuit jusqu’alors. Ce soir on nous a bandé
les yeux. Le
vent est différent. Tout est lourd, étouffé. Mon souffle est plus court. Ma
bouche est sèche et parfois une larme y coule. Pourtant je ne pleure plus. J’espère.
Parfois je m’éveille, parfois
je sombre, mon corps et mon esprit ne marchent plus ensemble, et
paradoxalement, lorsque mon corps manque d’abandonner, je reviens à
moi.
La toile de mon pantalon frotte sur
ma peau. Le frottement est régulier, systématique. Je ne
m’étonne plus de
la douleur provoquée à chaque pas,
elle s’est transformée en brûlure; la brûlure est
devenue plaie. C’est une douleur vive et aigüe et pourtant
la voici qui dure et ne se donne plus la peine de disparaitre avant de m’attaquer
encore. Dans un incessant va et vient, je tangue. J’ai oublié
que je marchais
car je marche depuis trop longtemps.
Sous ma langue, un goût étrange s’est insinué. Lorsque de
nombreuses fois j’avais senti sous mes pieds la terre
chaude, constaté qu’elle craquait
sous mes pas, ressenti la poussière qui chatouillait mon nez sans que
j’ose la
respirer, alors j’avais imaginé
ce goût.
Pendant un temps, aujourd’hui, j’ai retenu ma
respiration lorsque des bourrasques de poussière et de terre ont balayé
ma peau, puis
je n’ai plus pu. La
morsure du soleil était permanente et les assauts du
vent ininterrompus, alors, quand il a fallu respirer, le sable est venu dans ma
bouche. Dans mon nez, mes yeux. Mes pensées.
Un bras. Inerte, mais sursautant
parfois. Dans ma bouche un parfum, celui de cet homme. Autre qu’un parfum, une
odeur. Plus personne n’a de parfum ici. Je ne sens pas son
odeur, je la goûte, elle s’introduit dans
ma bouche. Il est tellement proche que lorsque je respire l’air, son odeur
vient dans un même temps. Mon nez est brûlé
par le sable,
mon odorat est descendu sur mes lèvres. Je ne ressens plus mon corps.
Il est meurtri, il abandonne. Pourtant je ressens le bras de cet homme, sa présence contre ma
jambe et, étrangement, sa chaleur, alors que j’ai si froid. Le froid mord mon
visage, mes lèvres. On me retire le bandeau mais la nuit couvre mes yeux.
Nous sommes si nombreux, demeurant ainsi les uns, les autres et ne respirant
plus par peur d’aspirer l’autre. Par le
goût de la peur
qui se répand et tapisse
mon palais, par celui d’un espoir qui se diffuse et fait
claquer mes dents, je prends conscience de l’autre. Et ailleurs, plus loin dans
mon corps, cette conscience de l’autre passe par le toucher; ta peau
touche la mienne, tes cheveux s’insinuent dans ma bouche, ta tête, fatiguée, glisse dans
mon cou, roule sur ma poitrine. Mes genoux t’accueillent, je ne connais pas ton
nom.
Serons-nous accueillis ?
Ma peau me brûle car l’humidité
revient. Ma
peau si sèche boit et boit encore. Je tends mes lèvres ouvertes
et desséchées. Tout me
pique, me démange. Je déglutis enfin car ma salive est
revenue, elle est salée et ma gorge blessée regrette. Mes
doigts sur mes joues découvrent des crevasses. L’humidité
couvre ma peau,
l’enveloppe et
dans une douleur étrange, tout devient moins dur car je
n’ai presque plus
soif; je n’ai pas bu, je ne boirai peut-être pas avant demain mais ma peau se
saoule de l’air ambiant, iodé.
Les embruns. Le ressac.
Cette nuit je pleure, car j’ai retrouvé
mes larmes, car
le sel sur ma peau meurtrie me brûle plus encore.
Je songe.
Plus tôt, j’ai senti une main agripper mon bras,
j’ai sentis qu’on me tirais
vers le bas, j’ai sentis sous mes doigts un visage blessé
et fatigué. On ne voyait
plus, je n’entendais plus. Mes doigts sur des lèvres ont trébuché
et, comme
recueillant le son d’une voix éteinte, ils ont
cru comprendre pour moi ce que ce visage disait. Alors je me suis incliné
pour recueillir
ce que je pensais être un aveu d’abandon. Mais
un souffle d’espoir est entré en moi, le goût d’une revanche a
forcé
ma bouche et
ainsi, malgré moi, malgré tout, je n’ai plus été
porteur de mon
seul destin mais du sien, de celui de tous ceux que j’avais senti
tomber derrière moi dans ce vent qui brûlait nos peaux. Je n’ai plus été
porteur de ma
seule fatigue mais j’ai ressenti mon visage s’étirer de leurs
cernes. Je n’ai plus goûté mon seul rêve mais je me
suis abreuvé du poids des leurs. Plus seuls que jamais, nous
n’ étions pas
seuls, nous empruntions les traces de nos prédécesseurs, nous foulions ce sol avant
d’autres.
L’espoir portait au-delà
de nos
solitudes, il ne cesserait pas. Il ne cesserait plus.
Cette nuit la tôle meurtrit ma
peau, un goût métallique m’habite. Qui suis-je ? Les autres se
fondent en moi et je me perds. Leurs âmes s’égarent et hantent ma bouche, piétinent ma
langue, heurtent mes dents, foulent mes lèvres. Où s’est envolée mon âme? Pourquoi nous ont ils bandé
les yeux jusqu’à
ce que tout ne
soit plus que nuit? Pourquoi
frappent-ils lorsqu’il s’agit d’avancer ?
Chute inlassable de ces mêmes gouttes
froides qui, parfois, atteignent mon épaule. Je ne peux aller à
droite, je ne
peux aller à gauche, deux corps m’encadrent.
Lentement, un sillon parcourt mon dos, descend le long de mes reins. Je tourne
la tête, j’ouvre la
bouche, j’attends : rien. Ma bouche est vide de cette eau inaccessible. Ma
bouche est sèche, ma langue peine à y survivre.
De l’eau. Donnez- nous de l’eau.
Une main percute mon dos, m’empoigne et me
jette sur le sol. Le bois rencontre mes lèvres, un corps tombe sur mon corps. Mon coeur remonte, on nous soulève, tout tourne
autour de moi, soudain mon coeur redescend bien plus vite, un choc, on nous a lâché. Tout balance,
tout chavire.
Je comprends ; on ne nous a pas donné
de l’eau, on nous a
donné
à
elle.
J’ avais goûté, recueilli l’histoire de cet
homme, arrivé là où
nous voulons
tous aller, puis soudainement renvoyé vers nous. Les
douaniers l’avaient questionné sur la route
empruntée; il nous
avait raconté ce bandeau sur ces yeux, avait évoqué
la nuit ; il ne
connaissait pas le chemin. Il n’était rien là
bas et pourtant
il y retourne.
Nous étions une éternité
plus tôt, avant que
cette bombe n’explose, avant qu’elle emporte mon ouïe, avant que la
nuit ne remplace le jour ; allongé sous un autre
corps qui tremble, me fait trembler, je repense à cet homme,
est-il là
? Est-il un de
ces corps collés au mien ? Est-il cette peau âpre que je goûte malgré
moi ? Est-il
cette main qui m’a agrippé
une nuit ?
Est-il mort ? Comment savoir ?
Comment savoir alors que n’entendant plus
sa voix je suis réduit à goûter sa peau ?
Comment savoir alors que nous ne sommes plus, que des lambeaux de ce que nous
avons un jour été ?
Mes ongles grattent le bois humide.
Le corps qui pèse sur moi ne tremble plus. Nous sommes une masse inerte. Notre
embarcation est arrêtée, le bois du canot ne frappe plus
mon front, mes hanches ne roulent plus au sol, même le goût de sang dans
ma bouche s’est figé.
Je m’efforce d’avoir l’air vivant.
Quand le jour réapparaissait on
a replacé
le bandeau sur
nos yeux. On nous a donné à
boire, à
manger. Mon
voisin ne bougeait plus, alors j’ai sentis son corps glisser contre le
mien puis une gerbe d’eau gelée a battu mon visage. Disparu.
Alors je m’agite pour ne
pas disparaitre, pour ne pas passer pour mort, pour ne pas être jeté
à
l’eau.
Je ne sais pas ce que nous avons
mangé, je ne sais
pas ce que nous avons bu, je crois que je perds le goût. Le sel a
tout ravagé. Il y a du sel dans l’air, il y a du sel sur ma peau, du
sel sur le sol que je goûte, sur la main qui me frappe. Un
morceau de ce que je mangeais a glissé de mes doigts,
j’ai essayé
de le retrouver
sur le sol, ma main a fouillé chaque recoin,
jusqu’à
ce que le
contact de la chair ne l’arrête, une peau froide, molle, abandonnée. Quand
arriverons-nous ? Que serons-nous devenus alors ?
Arriverons-nous ?
Roulé sur moi-même je rebondis
contre les autres, les éclats d’eau me frappent, me rejettent au fond
du canot. Quelqu’un trébuche contre mon ventre, enjambe le
bord et passe dans l’autre embarcation. D’un coup notre
canot est aspiré vers l’arrière, on nous a détaché
du bateau qui
nous tirait.
Je me remémore le visage
du passeur, je sens à nouveau le
contact de sa main lorsque je lui confie mon argent, dans mon souvenir sonne
encore sa voix rassurante. Et ici pourtant, je ne suis plus le même, apeuré, meurtri dans
ce canot de bois. Personne ne saura, personne ne viendra nous chercher. Nous
abandonnons les nôtres, ceux que nous avons quitté
et qui pourtant
attendent tout de nous. Nous ne sommes plus rien car nous n’étions qu’espoir. Nous
ne sommes plus rien car nos rêves ont déserté
nos âmes.
Le monde se retourne, notre canot
chavire, tout ralentit, l’eau investit ma bouche puis mes
poumons, le froid anesthésie mon corps, puis mon âme. J’attrape la main
d’un corps qui me
percute, je la sers, je me débats doucement.
Par une pression la main me répond.
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