2014 : Concours externe,1er prix , catégorie CPGE, Le Petit Oural, Judith Da Rosa Costa, HK2, LLG

Judith Da Rosa Costa



Le Petit Oural



Louise attendait.

La dame lui avait dit qu’il aurait un bonnet rouge. Elle n’avait pas décrit son visage, comme si elle avait voulu garder pour elle le secret de son image, se conserver le pouvoir d’en arracher la reconnaissance à Louise, une fois l’enfant déshabillé. Louise en avait déduit que certainement, l’enfant lui ressemblait.

Elle lui avait dit en baissant les yeux : « Mais vous désirez réellement lui parler ? Ca fait si longtemps. ». Ses sourcils s’étaient légèrement froissés. Elle avait un visage plat, tracé du bout des doigts dans la farine. De temps en temps, elle épiait la finesse de Louise, ses cheveux cuivrés, son teint de bois bruni ; et puis ses yeux retombaient dans l’obscur du café refroidi. « Oh non, seulement le voir. » Ce qu’elle désirait, surtout, c’était éprouver sa réalité, elle voulait sentir le poids de sa chair en elle, pouvoir y penser – enfin – comme une part d’univers, et non plus une ombre d’opale en son imaginaire.
« Il fait du patinage artistique. L’hiver, il va au petit Oural, tous les samedis. »

Elle avait du lui faire répéter le nom de l’endroit. Louise était une jeune fille de la ville ; elle avait dans ses boucles l’humidité des pavés, dans ses yeux la motilité clignotante des hommes, la nuit. Le monde de la dame, celui de l’enfant, lui apparaissait en une friche effacée, d’une sauvagerie sans splendeur, une nature griffonnée, imprégnée de pâleur. Sans doute, ils ne connaissaient de l’Oural que cette petite colline enneigée. Jamais ils n’avaient pu percevoir derrière le talus cette lumière glacée qui la teintait le soir ; d’un esprit de Russie comme un blanc samovar.
« Vous n’avez qu’à y aller demain. Il aura un bonnet rouge. »








Le Petit Oural



« Vous savez, je ne suis pas forcée de vous le dire ; alors ne lui parlez pas. Il est tout petit, et nous ne lui en avons pas encore parlé. Nous attendons le bon moment, vous comprenez. Et je ne veux pas qu’il l’apprenne par vous. »
Louise acquiesçait. La terrasse de café frissonnait autour d’elle. Elle s’enlaça plus intimement dans la douceur de son renard, laissa planer pour un instant l’évasion de son regard.

« Ca fait si longtemps », c’était cela qu’avait dit la dame, en premier. Quand Louise l’avait appelée, le jour d’avant, elle avait entendu son souffle ralentir, au bout de la ligne, à l’énoncé de son nom. Elle avait réalisé qu’elles n’avaient pas vécu dans le même temps, ces dix années-là.
Le temps de Louise avait été celui de la jeunesse. Elle s’était élancée dans l’avenir comme un vecteur affranchi des axiomes ; et chaque jour avait dévoré l’autre, et puis l’avait vaincu. Elle n’avait tracé qu’une pente entre le présent et le vécu.
Et le temps de la dame avait été celui de l’enfant. Leur vie s’était élevée vers le ciel, à mesure que son corps s’appesantissait dans son étreinte. Ce temps-là avait quelque chose de plus éternel, parce qu’il prenait pour toujours l’épaisseur de leurs craintes, et celui de leur amour. 

Cela tenait d’abord au fait que l’enfant pour la dame avait été un début, tandis que pour Louise, il avait été une fin. 











Le Petit Oural


D’abord, Louise l’avait soupçonné. Elle l’avait senti près d’elle, sans pouvoir le nommer ; un dieu, un écho ténu de l’amour, un rêve qui disparaît au lever du jour.
Et puis, il l’avait déchirée. Il avait marqué sa vie comme s’il crevait un orage. Mais au retentissement de son existence, n’avait cédé qu’un grand silence, dans l’incertitude de son visage. Le moment, il y a dix ans, avait été immense, et puis il avait rétréci, comme posé sur l’horizon. La perspective l’avait avalé ; et là où pour la dame il y avait un enfant qui grandissait, pour Louise, il n’y avait plus qu’une ombre, qui s’effaçait.
Il avait été comme ces gerbes de cheveux morts, qu’elle jette à la fenêtre, et qui brûlent un moment dans l’aurore, avant de disparaître.

Et puis soudain, il y a trois jours, elle s’était souvenue.
Ce n’est pas qu’elle ait absolument oublié, mais l’enfant avait pris pied dans une mémoire qui justement, était celle d’un enfant. Il y a trois jours, sa mémoire, avec elle, était devenue femme, et elle avait voulu le voir.
Son esprit, tout d’un coup avait rejoint son corps. Elle avait rejoint sa place entre la vie et la mort. Elle avait compris ce qu’était Dieu, elle avait compris ce qu’était le temps. En regardant devant elle, elle avait distingué quelque chose : elle avait vu d’autres cieux, au hublot de sa métamorphose. Et c’était à ce moment, en devenant femme, qu’elle s’était rappelée être mère.

La conscience de la pluie avait supplanté l’éclair.











Le Petit Oural


Louise attendait.

Elle avait d’abord cherché le bonnet rouge, mais tous les enfants qui patinaient avaient des bonnets rouges. Alors elle s’était simplement tenue debout, devant le petit Oural, et avait regardé ces bonnets qui dansaient.

Le Petit Oural semblait un cri de la Terre et tout figé de glace. Elle imaginait un géant allongé en cercle dans le cœur planétaire, les ondes sonores se figeant dans l’éther en une informe masse.
En guise de Bosphore, il n’avait pour ses caravelles qu’une légère limite, où la terre couverte de neige cédait au lac couvert de gel, dans l’éphémère des stalagmites.

Les enfants étaient tous pris d’un même mouvement. Ils tournoyaient sur leurs patins,  délivrés dans leur grâce des chaînes du présent. Elle cherchait dans leurs gestes la trace, le signe caché d’un reste de son propre balancement.

Quand elle avait posé ses mains sur son ventre, il avait cessé de respirer quelques secondes, avait fait un couffin de ses poings, et s’y était reposé. Puis il s’était réveillé, et il avait souri – comme si l’ourlé de ses lèvres avait frôlé l’infini.
« Tu te rappelles ? »
« Oui. Il y a longtemps, Lou : oublie. »
Il avait voulu l’empêcher de téléphoner. Il n’avait jamais su trouver les termes ; pour recueillir sans cesse dans le visage de Louise, cette détresse où les hommes perdent leur emprise, il lui disait « Je t’aime ».
Et ce n’était pas assez.
Alors tandis qu’il rêvait de régner sur ses souvenirs, qu’il rêvait pour son empire une couronne d’horizon, il l’avait embrassée et regardée partir, et avait haï ses mots de n’être pas les bons.

« J’ai besoin de savoir lequel des deux est mon premier enfant. »


Le Petit Oural


Alors, Louise attendait, quand elle le reconnut.

Il glissait sur le monde, comme un ange immuable, et piégé dans une ronde.
Il avait des airs d’errances, dans l’air de l’hiver.
Tombé dans son regard, presqu’une transhumance ; un soleil monté d’un coup dans ses yeux verts, qu’accusait une absence. 

Il était perdu, mais n’était pas hagard ; ses cheveux s’emmêlaient comme ces chemins sans buts, qu’on trace dans les villes, à la fortune des rues.

Il était l’exact et merveilleux kaléidoscope de tout ce qu’elle n’avait jamais vécu.

Il était son enfant.

Il était tête nue.


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