De Charybde en Scylla
La lumière orangée d’une vieille ampoule dessine de curieuses ombres sur le
linge : ici, un lapin et là, un petit poisson. Le bourdonnement des
moteurs couvre à peine le bruit de l’eau qui ruisselle et goutte des
canalisations du plafond, et forme une petite flaque sur le sol. Quelqu’un
rentre, juste le temps de mettre l’eau dans le tuyau, de verser le liquide
-puis la poudre dans le bon compartiment, de remplir le cylindre et d’appuyer
sur le bouton.
Bientôt, le ronronnement régulier remplit la pièce. A mesure que l'eau chauffe,
le hublot s'embue.
Mais à mesure que les bouteilles se vident et s’empilent sur le pont, le
plancher se met à tanguer. Le ciel s’est assombri : des nuages bas et
sombres glissent désormais sur l’eau. Lorsque la première lame de fond ébranle la coque du navire dans un
fracas terrible, les chants s’arrêtent net. Tous sont à l’écoute du vent qui
redouble et de la rumeur de l’orage qui se rapproche. Une inquiétude muette
gagne tous les regards : voilà le Téméraire en pleine tempête. En un
instant, des vagues titanesques surgissent des fonds obscurs et se lancent à
l’assaut du vaisseau. La voix bourrue du capitaine brave le typhon :
« Affalez les voiles ! Tous à la barre, virez de bord ! »
mais au milieu du tumulte, personne ne l’entend.
Le
Neptune doré qui orne la proue fait surface, plonge, pique, émerge à nouveau,
fend les vagues avec une ironie tragique. Harcelée par les déferlantes, la
coque gémit affreusement. L’onde furieuse frappe le navire de toutes parts, le
troue en mille endroits. Partout où se porte le regard, l’océan impétueux
déchaîne sa violence sur le pauvre pavillon.
Les
corps volent et se fracassent dans un craquement épouvantable contre les mâts ;
les marins trébuchent, s’empilent et s’arquent sur le pont humide. Une vague
cueille trois ou quatre matelots ; les autres se précipitent, juste à
temps pour les voir disparaître, avalés par la mer vorace. Bientôt, c’est le
jeune mousse qui tombe et sombre. Des mains écorchées s'agrippent aux mâts,
s'extirpent des voiles lourdes et gorgées d’eau salée, tâtonnent à la recherche
des marches de la cale.
Soudain,
au milieu du chaos, la surface de l’eau se met à se déformer et, nourri par les
courants abyssaux, un énorme tourbillon se forme. Au centre, il n’y rien qu’un
vaste trou noir qui engloutit tout : les barils et les hommes tombés à la
mer s’engouffrent dans ce néant pour ne jamais ressurgir. La spirale est si
dense que les nuages eux-mêmes semblent ployer sous son attraction. La mer et
le ciel se confondent et se repoussent avec une telle violence que la terre
toute entière semble trembler sous cette étreinte mortelle. Le Téméraire,
autrefois si fier, crisse et grince violemment alors qu’il dévire
inexorablement vers le funeste vortex. Les hurlements de terreur, les appels à
l’aide vains et les prières désespérées se perdent dans la houle : « Le
maelström dont les gens du port parlaient ! », « Non, c’est la
gueule du Kraken ! », « Dieu nous a abandonné ! ».
Puis, tout à coup, les vents et les vagues tombent et,
devant les yeux effarés du capitaine, le tourbillon s’amenuise jusqu’à n’être
rien de plus que l’onde d’un ricochet. La tempête s’évanouit aussi vite qu’elle
était apparue, laissant le vaisseau seul témoin du courroux de l’océan. Le
Téméraire éventré était toujours à flot : il avait tenu bon.
Mais soudain, un jeune matelot pointe en criant la mer
en contrebas. Là, sur l’onde lisse, des iris profonds, striés de milliers de
nervures, projettent leur reflet phosphorescent sur l’eau. Ces deux billes
émeraudes fendues d’un mince sillon noir, semblables aux yeux d’un serpent
gigantesque, fixent avec attention l’épave. Un murmure de panique agite l’équipage,
et déjà toutes les mains se tendent pour attraper, sous les chemises, les
petites croix en argent qui pendent aux cous. Faudrait-il affronter un monstre
marin, à présent ?
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