2018 : 1,2,3 Anna Grosz 1er prix 2018 du secondaire, lycée Louis-le-Grand. Concours inter-lycées



1, 2, 3
« Ekmoitrankil », a dit Daniel. Moi, je n’étais pas d’accord. « Foulkan », que j’ai répété. Daniel voulait rester : « Si on sort maintenant, on va se faire gauler. » J’ai pincé les lèvres et j’ai émis un long sifflement, celui qui veut sûrement dire « Je m’en fiche pas mal », dans la langue des locomotives à vapeur de la gare d’Austerlitz. J’en avais assez. Ça faisait bien deux heures qu’on était dans ce grenier à faire la bise aux cafards et à mariner comme des petits-salés dans une purée de soleil. Tout ça pour une partie de cache-cache. Et Daniel qui ne voulait pas sortir, sans doute pour être, (comprenez-le !), l’Illustre Introuvable de Paris-Montorgueil.
« T’es rien con, Daniel, que j’ai dit, faut pas se prendre le chou pour des trucs pareils. T’es pas si mauvais perdant d’habitude. Eh, patate, c’est qu’un jeu, c’est pour de rire ! » Il avait l’air tout drôle, Daniel, et pis il disait rien. Pour kisdétendinpeu, j’ai chantonné une comptine qu’il m’avait appris et que j’aimais bien, « 1, 2, 3 » qu’elle s’appelait.

J’me cache au lever du jour
Sous un vieux lit de velours
1, 2, 3, je suis caché
Oui mais le lit est trop court

Personne ne me verra
Ou je suis fait comme un rat

Pas de réaction. Comme il commençait à ma flanquer le cafard, j’ai plaisanté un peu : « Et t’oses dire que t’es le grand frère, c’est moi le plus raisonnable ! Et puis, maman doit nous attendre, depuis le temps... »
Et ça c’était vrai, nom d’une pipe, les parents que j’avais oubliés ! Décidément, c’était un jour biscornu.
Ça avait commencé tout à l’heure, quand on préparait nos valises pour partir dans le Sud de la France. Les parents étaient joyeux comme tout, et puis maman avait voulu faire une course en bas de la rue, chez la bouchère avariée qui vend sa viande triste en nous regardant toujours d’un drôle d’air. On devait partir le soir-même, sauf qu’elle ne revenait pas, maman, et papa s’agitait beaucoup pour des prunes. Sans soute qu’elle s’était arrêtée faire une partie de Colin-Maillard, eh quoi ! Pas la peine d’en faire un plat, que j’ai pensé. Mais papa a voulu aller la chercher, en répétant « kékelfiche, kékelfiche », comme notre vieux gramophone quand il déraille. Il m’agaçait, à être nerveux comme ça, mais c’est ça de quitter notre univers de jeu, ça le rendait nerveux comme tout. Papa est revenu, il nous a dit qu’il faudrait encore attendre maman, qu’elle serait un peu en retard. Il a eu un regard entendu avec Daniel, et j’ai eu l’impression que quelque chose de terrible allait arriver. Mais papa nous a juste dit de trouver une cachette : une bonne partie de cache-cache, l’idéal pour attendre maman.
J’me cache à midi passé
Dans un vieux coffre encrassé
1, 2, 3, je suis caché
Oui mais le coffre est percé.

Personne ne me verra

Ou je suis fait comme un rat

Depuis que papa s’était fait renvoyer de son travail, il n’y avait plus que du temps et on vivait dans un
univers de jeux. On jouait aux cowboys et aux indiens, et nous on était les shérifs avec le grand chapeau et le chouette insigne en étoile qui montre qu’on est les chefs. On jouait aussi au chef de gare, en déchirant des vrais tickets à nos noms avec un chouette tampon à l’encre violette dessus. Et on jouait même (imaginez un peu !) à l’éléphant d’Afrique en mettant des jolis masques avec une trompe, une vraie de vraie ! C’était pareil pour les voisins qui jouaient aux policiers et aux voleurs, même si eux c’était encore plus drôle puisqu’ils avaient des amis qui venaient en vrais policiers, ils avaient dû trouver les costumes d’occasion. Papa les avait regardé de travers, il ne veut pas qu’on joue aux policiers et aux voleurs. Toute la vie n’était plus qu’un jeu, une douce contrefaçon, un mensonge au venin miellé. Tout n’était plus que « Nananère ». D’ailleurs, c’était si chouette qu’à l’école, certains élèves ne nous parlaient plus tant ils étaient jaloux. Ce qu’on pouvait s’amuser ! Le seul ennui, c’est qu’à cause du « facteur n’est pas passé », on ne recevait plus de nouvelles de nos cousins, ceux qui vivent à l’étranger et qui ne jouent pas tous les jours, qu’il paraît.
Nom d’un chien, mais je m’égare, moi ! Faut dire qu’il faisait sacrément chaud dans ce grenier, avec un soleil franc et morveux comme tout, qui ne faisait rien que de s’agiter depuis tout à l’heure. Même le soleil joue à cache-cache, pour vous dire si le monde est chouette ! Et moi j’étais coincé là, comme une andouille, à cause de Daniel qui faisait la tronche. « Eh, couillon, que j’ai dit, et j’aime bien cette insulte parce que je pourrai la dire dans le Sud si on y va un jour. Moi, je décarre. » J’avais soulevé la trappe du grenier, prêt à partir pour de bon. « Benji... » J’ai tourné la tête. « Assieds-toi. » J’ai levé un sourcil.
« S’il te plaît. » Là, j’étais sur le cul. Daniel avait vraiment un air tout drôle, alors je me suis assis. Daniel avait des genoux cagneux comme tout, avec des sourcils en tape-fesses qui penchaient d’un côté et puis de l’autre quand il pesait des idées dans sa caboche. Là, il avait une idée à gauche parce que son sourcil droit tapait une crise de panique, un élastique de fronde qu’on aurait dit, et bien tendu avec ça. Il m’a fait un sourire saveur vinaigre, moi j’en ai fait un goût miel, et faut dire que ça va pas ensemble.
J’me cache le soir venu
Derrière des draps pendus
1, 2, 3, je suis caché
Oui mais les draps sont fendus
Personne ne me verra
Ou je suis fait comme un rat
« Qu’est-ce que t’as, Daniel, que j’ai demandé. Tu veux pas partir dans le Sud, c’est ça, tu veux pas
quitter notre univers de jeu ? » Il a eu un petit rire, un petit tesson de cœur archivé dans la catégorie
« Archives de la joie » au musée de Nulle-Part. Une moquerie, quoi. Une moquerie, c’est quand on crache du cœur. C’est un jeu comme un autre, ça fait des ronds dans l’eau. On crache beaucoup, de nos jours.
« Arrête avec tes questions. T’es qu’un mioche, tu sais rien de rien », a dit Daniel. « J’ai pas besoin de
savoir, j’ai répondu. Savoir, c’est l’esprit qui marche. Jouer, c’est l’esprit qui court. Alors si tout le monde marche et que moi je cours, je ne verrai plus leurs esprits, leurs sales esprits qui tournent autour de rien et leur terre-pas-à-nous qui claironne des berceuses tièdes.
-Et donc toi tu veux pas le quitter, notre univers de jeu ?
-Non, être sérieux, c’est bête comme hier.
-Le contraire du jeu n’est pas le sérieux, c’est la réalité. C’est pas moi, c’est Sigmund Freud qui l’a dit.
Crac, j’étais coincé. C’était toujours pareil avec Daniel, comme il était lycéen, il était instruit comme tout et on ne pouvait jamais rien dire.
« Kicéssuila », que j’ai demandé. Daniel a eu l’air embêté, son sourcil droit s’est un peu débattu avec sa bonne foi. « Chaipatrop, mais c’est Mark qui en a parlé. » Crac crac, encore coincé. Mark était un ami de papa, et tout le monde le respectait beaucoup, parce qu’il avait un gros diplôme grâce à son gros cerveau caché derrière ses grosses moustaches. Papa disait toujours qu’il fallait écouter Mark, que lui savait les choses et qu’il aurait bien voulu faire des études comme lui, s’il avait pu. Moi, je l’aimais pas trop, Mark.
Il me fixait toujours avec des yeux si fondus qu’on les aurait dits posés sur son âme, et il disait à papa :
« C’est naturel. Il se protège, Benji, c’est tout. »
Je ne sais pas si c’est de penser à Mark, ou bien cette maudite chaleur qui me fouettait les sens, mais je
suis reparti de plus belle. Daniel avait repris son air de bourbe, pensant avoir gagné, quand je l’ai secoué par le bras : « Oui mais Mark a aussi dit qu’Aristote avait dit qu’il fallait jouer pour devenir sérieux. Na !
Tu vois bien que c’est pas un truc de mioches, notre univers de jeux ! » Il y eut un craquement. Sans
doute les nerfs de Daniel.
« Mais tu vas me lâcher, oui ? Tu m’embêtes, à la fin, à dire tout le temps « jeu » !
-Je dis tout le temps « jeu » parce que je parle de moi.
-Et bien, si c’est toi, dis « tu », un peu !
-Non, « je », c’est mieux. C’est le « je » qui tue.
-Arrête de te cacher derrière les mots ! »
Je l’ai senti prêt à dire quelque chose, quelque chose de lourd comme une pierre.

J’me cache quand minuit sonne
Dans mes rêves qui résonnent
1, 2, 3 je suis caché
Je n’ai plus peur de personne

Personne ne me verra

Ou je suis fait comme un rat

Il y eut un second craquement. Un vrai, cette fois. J’ai vu la terreur germer dans les yeux de Daniel, une terreur plus pure qu’un tord-boyaux. Ses sourcils dansaient la polka à un rythme endiablé. Il faut dire qu’avec tout ça, on avait fait un drôle de boucan. La trappe s’est ouverte à la volée, et les trognes rougeaudes de deux policiers sont apparues. Le premier a lâché :
-Mais ils sont là, les deux p’tits youpins.
Et le second a ajouté, avec un clin d’œil presque bonhomme :
-Fini de jouer, maintenant.

J’ai fermé les yeux hier
Aujourd’hui les ai rouverts
1, 2, 3, tu m’as trouvé
Joue pour oublier la guerre
C’est l’ironie de l’espiègle
La vie est un jeu sans règles

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