Lueur d'une âme sombre
La rime plus qu'approximative de la chanson
il n'y a plus d'après à Saint-Germain des prés,
qu'il fallait stupidement prononcer près, m'avait
toujours porté sur les nerfs. Et, sous prétexte
que nous y habitions, rue Palissy, il pensait
légitime de la chanter à tue-tête, sous la douche,
en revenant de l'école, en prenant son petit
déjeuner … Quand je lui disais d'arrêter de
chanter, il la sifflait. On n'entendait alors certes
pas cette rime absurde, mais on la comprenait
malgré tout.
Et il ne se lassait jamais. Pendant des mois, il
n'avait eu à la bouche que la rue du Four et les
cafés-crème, qui avaient acquis dès les
premières semaines un détestable goût de
réchauffé.
Mais tout cela s'était terminé plus que
brusquement.
Je me souviens du sang … Le sang qui
coulait sur le sol, s'infiltrait dans les rainures du
parquet, imbibait le tapis, et entourait les pieds
de la table comme les eaux montantes entourent
une colonne après un déluge.
Je me souviens de son corps, qui, étendu sur
le sol, les yeux ouverts tout comme sa gorge,
observait le plafond avec ce regard
d'incompréhension presque terrifiée qui se
glisse si harmonieusement sur les visages des
enfants.
Je m'en souviens, et pourtant, ce fut
éphémère. Des hommes casqués et armés
abattirent ma porte, pénétrèrent dans ma
maison, me frappèrent, me couchèrent, une
main dans le dos, sur le sol pourpre de mon
salon, me menottèrent, et m'emmenèrent
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Lueur d'une âme sombre
ailleurs, je ne sais toujours pas où, dans une
cellule un peu plus rudimentaire que celle-ci.
Des hommes sans visage se succédaient
devant moi. Ils me disaient que j'avais tué mon
fils. Je n'en avais aucun souvenir, mais
j'approuvais tout ce qu'ils affirmaient. Ils
semblaient si sûrs d'eux. Ils avaient accès au
Monde, et moi, enfermé chaque jour et chaque
nuit depuis un temps que je n'aurais su compter,
je ne pouvais rien apprendre que par eux.
Je signai ce qu'ils me demandèrent de signer,
sans être capable de lire ce qui était écrit audessus,
et, peu après, on me transporta de ma
cellule sombre jusqu'à une grande, très grande
salle. La lumière qui y pénétrait de partout
m'aveuglait. Régulièrement, alors qu'on me
faisait marcher vers un banc, des illuminations
plus intenses m'agressaient, accompagnés d'un
cliquettement qui résonnait longtemps dans
mon crâne. Je voulais lever mon bras pour me
protéger les yeux, mais des liens de fer
immobilisaient mes mains dans mon dos. Alors
je fermais les paupières, ce qui était une bien
maigre protection contre les attaques répétées
de ces éclats blancs.
On m'assit, puis on me demandait parfois de
me lever. Alors, d'autres gens me parlaient. Je
leur répétais donc tout ce que l'on m'avait
appris, plus tôt, dans ma cellule. J'étais rentré du
travail. Il était assis sur le fauteuil, et regardait
la télévision. Je lui ai dit d'arrêter, et d'aller faire
ses devoirs. Il m'a répondu impoliment, alors
j'ai saisi un couteau, je me suis glissé derrière
lui, j'ai placé l'arme sous sa gorge, et j'ai tiré
d'un coup sec. Alors qu'il s'écrasait sur le sol, je
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l'ai placé sur le dos, et suis resté debout, à ses
côtés, jusqu'à l'arrivée de la police.
Une fois que je leur eus dit ce qu'ils voulaient
savoir, ils me laissèrent me rassoir. Puis, bientôt
retentirent des coups de maillet dans la salle,
qui se cognèrent contre les parois de mon crâne.
On me leva, on me fit marcher, encore sous les
assauts de ces lueurs agressives, quelques
mètres, avant de me plonger à nouveau dans
une douce et agréable obscurité.
Le temps a passé, depuis. Plusieurs années,
sans doute. Je discerne maintenant, au delà de
l'ombre et de la lumière, des formes, des
couleurs, et même un grand nombre de détails.
Tout est devenu plus clair dans mon esprit. Je
reconnais maintenant les autres, je peux les
appeler par leur nom, et je me rappelle tout ce
qu'il s'est passé depuis mon procès. Je joue aux
cartes avec mon compagnon de cellule, je lis à
la bibliothèque, je fais des exercices dans la
cour centrale et je m'informe de l'actualité. Pour
ma bonne conduite, j'ai bénéficié d'une
réduction de peine, et, dans vingt-trois ans, trois
mois et seize jours, je sortirai d'ici.
Cependant, je ne me souviens toujours pas de
ce qu'il s'est réellement passé, en ce jour fatal
qui a détruit mon existence. Je ne m'en souviens
pas, mais j'ai un pressentiment. Je ne pense pas
avoir tué mon enfant. C'est impossible. Je le
saurais. Je ne l'aurais pas oublié.
J'en ai parlé à mon avocat, mais il ne m'a pas
cru. Il m'a dit que j'avais signé des aveux, et que
je me suis déclaré coupable devant une cour de
justice. Il n'a pas voulu comprendre mon
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problème. C'est eux qui m'ont fait dire ce que
j'ai dit. C'est eux qui sont allés jusqu'à me faire
croire que j'étais un meurtrier sanguinaire.
Mais eux n'existent pour personne. Il n'y a
que moi, mon enfant, et mon couteau. Comme
ils me l'ont dit.
J'y réfléchis depuis de nombreuses semaines,
maintenant. Si je n'ai pas tué mon fils – et je ne
l'ai pas fait -, mon existence n'a été réduite à
néant que par la faute de ces hommes, qui m'ont
convaincu de ma culpabilité. Ils ont commis
une faute, et ne la payeront jamais. Et l'injustice
m'agace.
Je pourrais attendre d'être libéré. Mais serontils
encore à ma disposition dans toutes ces
années ? Combien seront déjà morts, ou
inaccessibles ? Non, je dois agir vite. Avoir été
sage pendant des années m'a permis de mieux
connaître l'architecture de l'établissement.
Je suis dans la bibliothèque. Il y a un seul
gardien, et nous sommes deux prisonniers. J'ai
convaincu un co-détenu de m'aider, en échange
d'un paquet de cigarettes, dûment gagné par un
mois de bons et loyaux services envers la
direction.
Ca y est, il demande au gardien de l'aider à
attraper un livre en haut d'une étagère. Je suis
de l'autre côté. Je le sens, il est contre le
meuble, que je pousse violemment, et qui
s'écrase sur lui. Mon camarade lui administre un
coup de pied sur le crâne qui dépasse, et
l'assomme du même coup. Pour déjouer tout
soupçon, et comme convenu, je lui assène un
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Lueur d'une âme sombre
coup d'encyclopédie sur la nuque, et il s'écroule,
évanoui.
Je me saisis de l'arme du gardien, et je sors
par un classique conduit d'aération. Je me
faufile sans faire de bruit, jusqu'au parloir. Il n'y
a personne, ce n'est pas l'heure des visites.
Un garde est dos à la porte vitrée. Le tenant
en joue avec mon pistolet, je tapote la glace. Il
se retourne, et je place mon doigt devant ma
bouche pour lui intimer le silence. Obéissant, il
ouvre la porte. Je saisis également son arme, et
je le menace avec les deux. Je le mène jusqu'à la
salle des fouilles. Appuyant un des canons sur la
tempe de mon otage, je menace l'officier en
poste avec le second. C'est la dernière porte à
franchir, et je serai libre. Elle est ouverte,
maintenant. J'abandonne les deux hommes, et
cours dehors, disparaissant peu à peu à la faveur
de l'hiver enneigé. Mais déjà, quelqu'un me tire
dessus depuis la prison. Je me retourne, et vide
mon chargeur vers la porte. Les coups de feu se
sont arrêtés, et je peux m'évanouir dans la
nature.
Trois jours ont passé. Mon visage figure dans
tous les journaux. Ah, douce et triste gloire
pourtant issue du plus vil des mensonges,
pourquoi entraves-tu ainsi ma marche vers la
justice ?
Je suis de retour à Paris. Mes recherches
m'ont permis de connaître l'adresse du
lieutenant de police qui a mené mon arrestation.
Un bonnet et le col de mon manteau couvrant
une bonne partie de mon visage, je remonte le
boulevard Saint-Michel. Il habite l'immeuble au
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Lueur d'une âme sombre
dessus d'une banque, au croisement avec la rue
Cujas. Je pousse la porte d'entrée. Je suis une
jeune femme pour pouvoir pénétrer dans la cage
d'escalier. Je prends l'ascenseur, où, seul, je
peux prendre soin de charger mon pistolet. Je
parviens au bon étage, et je sonne à la porte.
Comme je l'avais espéré, personne ne répond.
Je glisse mon chewing-gum au fond du trou de
la serrure, et monte les escaliers d'un étage,
pour épier discrètement l'arrivée de ma cible.
Elle ne se fait pas attendre trop longtemps.
Un homme tente désespérément d'ouvrir la
porte. Je me glisse derrière lui, et le frappe à la
nuque avec la crosse de mon arme. Il s'écroule,
et j'ai tout le loisir de forcer l'ouverture. Je le
traîne chez lui, et referme derrière nous. Je
l'attache soigneusement à une chaise et le
bâillonne, puis j'attends qu'il se réveille en
cherchant en cuisine celui de ses couteaux qui
me servira le mieux. Je penche pour un couteau
à pain, pointu et dentelé. Je retourne au salon, et
il se débat fortement. Il ouvre de grands yeux
effrayés en me voyant. J'ai bien fait d'attendre
qu'il se réveille. Il ne devait pour rien au monde
manquer le spectacle.
Je me place derrière lui, et mets le couteau
sous sa gorge. Je lui demande s'il pense que
c'est comme ça que j'ai tué mon enfant. Il fait
non de la tête, mais je sais qu'il ment. Je lui
demande si j'ai tué mon enfant. Il réitère. Je ne
le crois pas.
Le lendemain, le meurtre d'un lieutenant de
police fait la une des journaux, mais mon visage
illustre toujours l'article. Aucun journaliste n'a
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Lueur d'une âme sombre
ignoré le rapprochement entre mon évasion et le
meurtre de celui qui m'a arrêté.
Les difficultés se multiplient donc, mais j'irai
au bout de mon travail. Le deuxième coupable
est le commissaire qui a mené l'enquête contre
moi, et qui m'a longtemps fait croire que j'étais
un meurtrier. Celui-ci habite rue Racine.
Encore une fois, j'attends patiemment que
quelqu'un m'ouvre la porte, puis je prends les
escaliers jusqu'à son appartement.
Je sonne à la porte. Quelqu'un s'approche, et
je sens qu'on regarde par le judas. Je rabats mon
bonnet sur mon visage, pour éviter d'être
reconnu.
Il ne veut pas ouvrir, mais, le sachant juste
derrière la porte, j'y donne un violent coup de
pied qui suffit à la rabattre sur le nez du
commissaire, qui s'écroule par terre.
Le ligotant et le bâillonnant comme le
premier, je choisis cependant cette fois-ci le
coupe-papier qui est posé sur le bureau.
Lorsque je lui demande s'il pense que c'est ainsi
que j'ai tué mon fils, il hoche la tête. Celui-là,
au moins, aura été honnête.
Au troisième jour, c'est un émoi général qui
saisit la capitale après les meurtres successifs de
deux policiers. Mon visage est affiché partout,
accompagné d'un message appelant toute
personne m'ayant aperçu à le signaler. J'entends
les gens en parler dans la rue, et je ressens un
élan de fierté. Lorsque j'aurai terminé ma
mission, je la dévoilerai au public, et le monde
saura que je suis innocent, et me félicitera pour
l'avoir débarrassé de ces hommes indignes.
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Ma dernière victime est le juge qui a écouté
les paroles d'un accusé manipulé sans mener
l'enquête plus loin que ce qu'avait décidé un
commissaire corrompu. Il habite place Edmond
Rostand. Je ne pourrai pas être aussi discret
qu'auparavant, mais cela n'importe plus.
La porte du bâtiment est gardée par un
homme en uniforme, semblant plus préoccupé
par le froid que par ce qu'il protège. Toute
personne voulant entrer devra sans doute
montrer sa carte d'identité. Réfléchissant
rapidement, je conclus que la subtilité est
maintenant inutile. Sortant mon pistolet, je tire
presque à bout portant sur le policier, et
m'infiltre dans le bâtiment. J'entends de
l'agitation, deux étages plus haut. Un autre
homme devait garder la porte de l'appartement.
Je prends l'ascenseur jusqu'au troisième étage.
Surplombant le gendarme incrédule, je
m'accorde le loisir de lui loger une balle dans le
haut du crâne. Les amis de mes ennemis doivent
également mourir.
Je descends au bon étage, et j'entends à
l'intérieur des cris, des cris d'enfants. Ma haine
est dédoublée contre celui qui, sachant pourtant
ce qu'est la paternité, a pu ainsi condamner un
autre père pour le meurtre de son propre fils. Je
ne peux plus agir avec discernement, ma colère
m'en empêche. Je sors mon arme, et tire sur la
serrure. J'entre en trombe dans le salon, et
ordonne au père, à la mère et aux deux enfants
de rester immobiles.
Les maintenant en joue, je cherche de l'oeil
dans la pièce un couteau digne de ce nom, mais
je n'en vois aucun. De toutes façons, il est trop
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tard. J'entends de nombreux pas dans les
escaliers. Je tire sur le juge, d'abord pour
blesser, enfin pour tuer.
Des hommes arrivent derrière-moi, et, sans
sommation, me tirent dessus, tous
simultanément. Certaines balles me touchent,
d'autres vont s'écraser sur les murs ou les
meubles face à moi. La famille affolée se
couche à terre, mais les policiers continuent à
tirer. Ma chute, ralentie par les soubresauts
provoqués par les fréquentes pénétrations de
plomb dans mon corps, s'achèvent enfin, et je
m'écroule par terre.
Et, alors que mon sang coule sur le sol,
s'infiltre dans les rainures du parquet, imbibe le
tapis, et entoure les pieds de la table comme les
eaux montantes entourent une colonne après un
déluge, je suis persuadé d'avoir pris la bonne
décision. Je ne pouvais plus supporter cette
chanson.
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