2018 : Le dernier problème, Deborah Monade TL, 2ème prix es aequo du concours de nouvelles inter-lycées

« Lorsque vous avez éliminé l’impossible, ce qui reste, si improbable soit-il, est nécessairement la vérité » C.D Londres, 1893 Le pub à l’angle de Mark Lane était très apprécié des cheminots. Ils sortaient de la gare et n’avaient que quelques pas à faire sur Fenchurch Street pour y boire la sueur qu’ils avaient versée dans la semaine. De fines couches noires s’étaient déposées sur le parquet. On ne pouvait mettre un pied à terre sans soulever des tourbillons de suie qui se déposaient jusque sur le palais des buveurs. Les liquides se mêlaient à la poussière, refluaient dans la gorge, longtemps après avoir été avalés. Une misère pour ceux qui souhaitaient oublier. Ce mardi - ou était-ce un vendredi ? jour de paie du moins, tout et tous valsaient dans la salle - S. avait refusé de se mêler aux ouvriers. Il s’était enfoncé dans l’alcôve à droite de la porte puis s’était accoudé contre la fenêtre du café. Il fixait le trottoir d’en face. Quatre-vingt-dix minutes. En une heure et demie, S. avait vu repasser seize fois le même homme à intervalles réguliers de cinq minutes. L’homme marchait vers Lombard Street - des pas moyens, de trente pouces - puis disparaissait. Il revenait ensuite sans se presser, continuait sur Fenchurch, et à nouveau, S. le perdait. Le vêtement du promeneur, ainsi que sa moustache, taillée et recourbée, juraient avec les bâtiments de l’avenue. Il longeait les murs pour maintenir une distance avec les ouvriers, aconiers et autres dockers pressés de l’East End. S. avait d’abord pensé à le suivre. Cependant, le souvenir de sa matinée l’amena à se retourner légèrement vers le comptoir. Son coude dissimulait maintenant son visage aux badauds londoniens. Mercredi, 12 novembre Je n’ai plus le temps d’exercer ! S. est toujours à mes côtés. Il me surveille. Songer à s’en débarrasser. Le matin même, S. était sorti quelques instants de la pension où il logeait. Il avait abordé un gamin pour faire porter un message à un collègue. « À Scotland Yard » avait-il lancé avec le papier. Il avait ensuite marmonné quelque vague politesse à sa logeuse puis avait respiré profondément l’odeur de café et d’oeufs au bacon qui s’échappait de la porte de sa chambre. Le battant buta contre le cadavre errant d’un chat raide. L’animal avait dû se glisser par la fenêtre, pour le bacon plus que pour le café et pourtant c’était par celui-là qu’il avait commencé. Il avait ensuite esquissé quelques pas jusqu’à l’assiette de viande sur le guéridon. Mais le vieux père n’avait pas eu l’occasion d’en manger. Vendredi,14 novembre Je l’ai annoncé à Maman hier. « Tu ne peux pas ! Tu ne dois pas ! Tu ne le feras pas ! » a-t-elle croassé. Evidence qu’il a pris trop de place. Quoi que je fasse, S. ferait mieux - tous le pensent. Pour eux, seul S. compte ! Plus malin, S. ? Non. D’un mouvement je le peux supprimer. Rira bien qui. Pauvre bête. Du poison donc, dans le café qui plus est. Son homme n’avait pas lésiné sur l’originalité ! Poison… Poison…ah, oui, le promeneur. S. rangea sa pipe de bruyère, saisit son chapeau, ses gants. Derrière le pub, la porte s’ouvrait sur une arrière-cour jonchée d’ordures que seul un petit mur clôturait. Premier obstacle d’un gigantesque saut de haies qui s’étendait dans tout le Dockland. S. prit son élan. Il courait et se hissait en silence, de muret de fortune en cour d’immeuble. Enfin ne demeura plus devant lui que la solidité boueuse de la Tamise. Il n’avait pas été suivi. Rassuré, il prit à gauche sur Sainte-Katherine… Sous un porche, l’homme est là et le regarde passer en souriant. Vite, gagner les entrepôts de l’Est. Vite toujours plus vite, accélérer, une jambe puis l’autre, ne se presseraient-elles donc pas ? Il s’arrête. Ce monsieur n’est qu’un fonctionnaire en redingote, pelisse de l’insignifiance en civil. Il pourrait aller lui parler. Non, ne jamais revoir ce petit rictus glacé à moitié caché sous la moustache badaude. D’ailleurs, les entrepôts sont là, devant lui, leur gueule béante et poissonneuse se propose de l’avaler pour un temps. Trois jours, tel un Jonas, caché dans cet abri, il en ressortirait lavé du regard de cet homme. Lundi, 24 novembre Le poison, trop simple ? Je maintiens qu’il doit mourir comme l’imbécile qu’il est. Sa prétention le perdra. S. tué par quelques gouttes d’arsenic et de vinaigre. Oui, j’avais réussi. Je n’avais pas pensé au chat. C’est dans les détails que le diable. Les passerelles métalliques se superposaient pour se croiser en une clef de voûte centrale percée d’un trou. Les bateaux s’en revenaient par la Tamise, et leur cargaison était stockée ici, sur les docks, avant d’être redistribuée dans les campagnes alentours. Dans des dizaines de barils s’entassaient des livres de poissons, bars à dos plat, fretin des jours maigres… S. se précipita vers le fond du bâtiment pour se cacher dans une caisse qu’il savait ne renfermer que du matériel de pêche. Il souleva le couvercle sans bruit et se cala dos contre le bois. L’odeur de saumure l’étourdissait. Il n’entendait même plus l’homme. Les caisses s’étalaient par centaines, ce monsieur n’allait pas s’aventurer à les ouvrir toutes pour le retrouver. De nuit, l’entrepôt devenait une nasse au maillage serré dans laquelle s’étaient déjà pris nombre de ses adversaires. Mardi, 25 avril S. a tenté de m’entraîner sur les docks. Il ne sait pas que je sais tout. Comment le saurait-il ? S’il veut m’échapper, il doit me surprendre. Autrement, il perd. L’homme s’approche. S. se raidit. Il ne peut le découvrir. La probabilité qu’il ouvre la bonne caisse est trop faible… Les pas s’arrêtent à quelques mètres de lui. S. peut presque entendre le couvercle glisser, il voit déjà le visage grimaçant, la moustache recourbée, la redingote, se pencher par l’ouverture. Alors il se ramasse et bondit pour retomber de l’autre côté de celui par lequel il s’est glissé. Il n’a plus d’idée, il cherche, essaie de sortir de l’entrepôt, la panique le gagne, le fait trébucher sur les obstacles qu’il a réussi à éviter à l’aller… Lorsque S. s’échappa enfin, il lui sembla que tout avait changé autour de lui. Il était sorti par l’arrière et ne reconnaissait plus les rues de sa ville. Jamais il ne s’était avancé si loin dans ce quartier. Il tenta d’emprunter Bushell Street mais dut s’arrêter devant le premier bâtiment. Ses talons demeuraient fixés au numéro 35 et n’en bougeaient pas. Il ne parvenait pas à se repérer plus loin dans la ruelle. Aucune de ses aventures ne l’y avait jusque là conduit. Le cliquetis de sa montre le fit tressaillir. C’était une petite montre, au bout de laquelle il avait accroché un souverain. La chaîne en or barrait son gilet blanc. Il la tira de sa poche et la posa contre son oreille. Oui, il lui semblait bien qu’il devait la porter à réparer. Elle était arrêtée depuis trois jours au moins. L’homme avait donc réussi à sortir. Il portait une montre, et, élémentaire, il se tenait derrière S. Mardi, 25 novembre Je reviens du Strand Magazine. Je ne suis parti que quelques heures mais, quand je suis rentré, à mon bureau, S. n’était plus là. J’ai relu toutes les pages; dans mon journal également, il s’est volatilisé. Il n’a laissé pour trace que l’initiale de son prénom. S. Aurais-je réussi à le tuer ? Je ne comprends pas. Je n’ai pas encore écrit la scène de sa mort. Jusqu’à aujourd’hui, je me suis rapproché de lui dangereusement, sans toutefois l’atteindre. Je comptais lui laisser encore un peu de temps après la scène de l’entrepôt. Mais je n’avais même pas encore imaginé le décor qu’il avait déjà disparu. Je n’ose m’en réjouir. Incompréhensible. Un brouillard crémeux comme seule la ville peut en créer recouvre maintenant tout le quartier. S. ne voit pas à quelques pieds. Le cliquetis s’évanouit, et avec lui, ce qui semblait lui faire obstacle. Il peut remonter Burshell Street. Des feuilles se froissent sous ses chaussures. Le temps et l’espace se sont dissous dans les gouttes d’eau en suspension. S. avance depuis longtemps, sans penser ni s’étonner de rien. Il lui semble que les feuilles sont énormes, qu’il lui faut des heures pour en parcourir une seule. Tout est blanc. Jeudi, 27 novembre J’ai abandonné tout projet de faire mourir S. Il faut croire qu’ils avaient raison. Tous. Il m’est supérieur parce qu’il m’a échappé. Il n’y aura plus de « nouvelles aventures de S. ». Je vais abandonner ce héros de feuilleton pour me consacrer à plus noble. Du théâtre peut-être ? Je me jure de ne plus écrire une seule nouvelle, un seul roman mettant en scène S. Sherlock Holmes sortit de la brume comme s’il en naissait. La ville avait disparu. Il marchait sur un sentier de terre meuble, au milieu d’un jardin. Au bout du chemin se dressait une maison en brique rouge, sur trois étages, striée de poutres blanches. Deux colonnes soutenaient une balustrade qui s’avançait au-dessus du porche. Le rez-de-chaussée était illuminé et la fenêtre à droite de la porte, entrebâillée. Il s’y glissa, atterrit dans un petite pièce tapissée de vert. Un journal était posé sur le bureau. Il était ouvert au 27 novembre. Sherlock parcourut rapidement ce qu’il avait sous les yeux. C’était donc la demeure d’un écrivain. Il feuilleta les pages sans trop d’intérêt, puis releva la tête. Dans un petit cadre rond, au-dessus de la cheminée, l’homme le regardait en souriant. Son nom était gravé dessus en petites lettres argentées. Holmes sourit à son tour. Il s’était trompé. Son homme, un fonctionnaire ? Plutôt un « Sir », d’après l’inscription. Holmes croyait l’entendre converser avec une femme dans la pièce d’à côté. Monsieur Conan Doyle allait bientôt se remettre au travail. Holmes se dissimula derrière la porte. Et attendit. [9661 caractères]

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