2012 : Il faut ralentir le temps...et vite. Bill François, 1er prix de la nouvelle 2012 inter établissments pour la catégorie CPGE

Il faut ralentir le temps...et vite. Bill François, 1er prix de la nouvelle 2012 inter établissements  pour la catégorie CPGE





                     Il faut ralentir le temps… et vite


        L’imposant navire avançait tranquillement sur la mer qui se devait d’être calme. Tout était plat, lisse, et sans saveur dans une orchestration feutrée caractéristique d’un tourisme de masse qui se veut de luxe. C’était le jour "Traversée " sur le programme de la croisière "Joyaux des Caraïbes", jour où les passagers profitaient à fond de tous les divertissements mis à leur disposition, piscine à remous, tapis roulants, transats du pont supérieur réservés par les plus matinaux à grands coups de draps de bain bleu-outremer ou du dernier roman à succès acheté en toute hâte dans quelque relais ferroviaire. C’était un jour passé entre le souvenir de la soirée dansante de la veille, soirée blanche ou les étourdis vêtus de bleu portaient aux sarcasmes, et la soirée du jour, thème casino, précédée d’un moment musical où deux violons tristement gais allaient égrener les "Quatre Saisons ", devant des buffets débordants qui n’avaient de surprenant que leur caractère si universellement cosmopolite. Les passagers avaient dans leurs regards vides une joie dont le caractère artificiel n’avait d’égal dans sa platitude que la banalité ambiante. Le programme faisait miroiter pour le lendemain une excursion dite pittoresque, à bord d’un car antédiluvien, avec guide francophone, dans l’arrière-pays caribéen. La finalité de cette intrusion en territoire étranger était de collecter en un temps record et au moindre prix, la moitié d’une valise de souvenirs exotiques, ceux-là même que chacun se doit de ramener d’un tel voyage : coquillages gravés, éventails plastifiés, épices frelatées, paréos taiwanais...






       L’après-midi aurait lieu, non incluse dans le tarif, une baignade dans un lagon aussi cristallin qu’inhabité, où une armada des annexes de tous les navires frères s’amarrait chaque soir, débarquant grills et parasols en vue du barbecue de gala- champagne-offert-si-pension-complète, puis les passagers regagneraient leurs cabines qualifiées de "spacieuses "malgré leur caractère exigu et équipées selon la brochure d’accueil de tout le "confort moderne " matérialisé par la bouilloire électrique et un ersatz de bureau orné d’un imposant câble internet.
     Il était midi, Adrien, muni d’un cocktail à base de fruits dénommé pompeusement "Sangria des îles", se dirigea vers l’un des buffets et dégusta quiches aux aubergines, poulets rôtis aux cèpes de Bourgogne, fromages- ET-desserts. Soudain, on entendit un fracas terrible. Les passagers sortirent sur le pont juste à temps pour voir émerger le jet d’eau incliné caractéristique du souffle d’un grand cachalot mâle, puis un dos gris bariolé de balanes et de cicatrices ; on devinait sous l’eau sa longue mâchoire qui tenait fermement un morceau de métal dont la forme rappelait celle d’une hélice. L’équipage tenta en vain de suivre la bête. Mais c’était trop tard. Le cachalot était déjà trop loin, le bateau avait une énorme voie d’eau. L’embarcation, qui ne pouvait être manœuvrée avec une seule hélice, se cassa en deux en heurtant un récif corallien. L’alerte fut lancée par des sirènes si criardes qu’Ulysse lui-même les aurait reniées, chacun courait, enfilait des gilets de sauvetage, sautait par-dessus bord dans la confusion générale, un mélange de sauve-qui-peut/chacun-pour-soi/les-femmes-et-les-enfants-d’abord.









      Et les images défilaient dans la tête d’Adrien … C’était un jour comme les autres, où cela va comme un lundi même si l’éphéméride indique un autre intitulé, où l’expression semaine des quatre jeudis perd son sens, où tous les jours, quel qu’en soit l’Olympien éponyme, devraient avoir le même nom. Et ces jours s’enchaînaient sans une minute vide, rythmés par les réveils, les rappels électroniques : Anniversaire de Marie-Départ Roissy à 6H05 porte 56-Dossier 57 à finaliser, les regards noirs de la montre qu’on soupçonne, une fois de plus d’avancer et qui plaide non coupable, les réunions à la file, les décisions prises par ordre d’arrivée sans vraiment de recul : on achète, on vend, je bloque cet investissement, pourquoi ne pas accepter cette démission, il faut licencier le directeur financier, les courses effrénées pour ne pas rater l’heure de la crèche et subir les remontrances de la directrice tel un enfant de quatre ans "désolé- oui je ferai attention …promis". C’était l’épuisement quasi-total, qu’on ne peut s’avouer et qui vous fait continuer à tourner en rond tel le hamster dans sa roue, de plus en plus vite sans même envisager la possibilité de descendre.              Cet épuisement précédait toujours les sept jours de vacances ou plutôt sept nuits sur place-réservation internet-recommandations de voyagistes peu scrupuleux- soleil garanti/rapatriement et remboursement des bagages perdus garantis aussi/50€ de compensation financière par nuit passée dans un aéroport, le tout assuré par une carte de crédit bleue ou verte ; résultat : trois jours pour se remettre du départ, deux de vacances bien méritées, une journée pour  compacter les valises, le reste dilué entre transports et décalages horaires. 











     Adrien se revoyait deux semaines auparavant, il était descendu à la cave pour chercher sa valise. Il avait alors remarqué des dessins sur la porte de l’ascenseur ; un artiste des rues y avait écrit Porte du rêve, et avait de quelques traits sur le mur sale esquissé à grands coups de brosse la silhouette d’un homme tout en muscles, au crâne simien, qui lui rappela l’écorché anatomique fait de plastique aimanté qu’une incontournable marque de biscuits disposait à des fins prétendument didactiques dans ses paquets. Etant petit, il avait longtemps collectionné ces organes et ces membres aux couleurs criardes, et avait reconstitué la quasi intégralité du personnage, à l’exception d’une insaisissable jambe gauche que, malgré des orgies de gâteaux au chocolat, il n’avait jamais pu obtenir. Voilà qu’il se mettait à rêver devant cet ascenseur, avec tout le travail qui l’attendait avant son départ. Il eut un vague sourire en appuyant sur le bouton où le même artiste sans doute avait inscrit : Appuyez ici en y croyant très fort. A quoi devait-il croire ? Il n’avait plus le temps de croire en rien. Il visa le bouton -1, mais sa main glissa, il était parti vers les profondeurs du -2, sous-sol qui n’existait pas. Il ignora cette contingence et,  pour ne pas perdre un instant se plongea dans son téléphone internet, afin d’y faire ses courses : la lessive inscrite dans ses favoris s’afficha, d’un geste de l’index il captura le beurre et l’eau et il n’eut qu’à faire un mouvement du doigt pour trouver la mousse à raser dans ces rayons achalandés à grands renforts de mégapixels.









      Instantanément, l’appareil retors avait calculé que statistiquement un homme de sa classe d’âge et de sa catégorie sociale qui achetait cette marque de beurre appréciait immanquablement le liquide à vaisselle "fraîcheur printanière", et le lui proposa sournoisement. Quelle chance, se dit Adrien, j’allais l’oublier. Il ajouta, pour sa survie post-vacances, barres céréalières, gélules et ampoules vitaminées, qui se substituaient avantageusement à un repas classique, conservateurs-cholestérol-saveurs en moins mais ô combien plus efficace dans l’optimisation du temps : 7 minutes chrono pour les ingérer.                                  Avant que l’ascenseur n’ouvre ses portes, il constata avec satisfaction que sa commande serait livrée 8 minutes avant l’heure de fermeture de la crèche. Sauvé le moment bimensuel où il croisait son fils! Celui-ci grandissait si vite qu’entre deux retours de crèche Adrien était toujours en proie à l’angoisse secrète de ne pas le reconnaître. Il alluma machinalement l’interrupteur de la cave, mais au lieu des objets improbables, habituels laissés pour compte des caves, une salle s’ouvrait devant lui, au milieu de laquelle était dressée une table, dont la nappe blanche ajourée mettait en valeur la finesse des porcelaines. Des convives enjoués y partageaient un déjeuner de fête. Un homme nommé Benjamin l’accueillit, comme s’il l’attendait. Adrien pensa s’être trompé d’étage ou de porte, il avait fait irruption chez des voisins, mais les visages lui étaient étonnamment familiers.











       Il prit place sans se poser de questions, félicita Benjamin pour ce repas, s’enquit si la préparation de tels mets ne lui avait pas pris trop de temps ; Benjamin surpris répliqua que bien au contraire, c’était lui qui avait pris du temps pour préparer ce repas. Ils parlèrent longtemps de cette transformation magique de simples ingrédients issus de l’univers, parfois complexifiés par le travail ou la nature mais toujours à l’état brut, qui créait de l’art, dans son expression la plus simple et fragile, puisque disparaissant dès que contemplé. Ils s’émerveillèrent de cet art du quotidien, au fur et à mesure que disparaissaient les soufflés aux morilles et les magrets dans leur parure d’airelles. Coïncidence troublante, Benjamin citait un chef étoilé, sous les conseils duquel Adrien avait autrefois lui-même cuisiné. Benjamin parlait de cuisine avec l’enthousiasme propre au néophyte, celui que rien ne peut blaser, pour qui tout est découverte et émerveillement. On apercevait à travers ses discours les heures passées à créer des saveurs, à explorer la vaste histoire des traditions culinaires ; on percevait à travers son discours toutes les recherches érudites, l’attente du savoir, la quête d’une information tant onirique qu’instructive. Adrien chercha à se remémorer la dernière recette qu’il avait inventée, il ne retrouvait plus le plaisir des heures  passées à sculpter les panais ou le raifort, mais mille recettes informatisées pour le même plat, classées par ordre de budget ou de difficultés, assaisonnées des conseils vidéos et commentaires d’utilisateurs du monde entier, saupoudrées de la biographie de leurs inventeurs, avec pour garniture l’origine de leurs ingrédients depuis le Paléocène. Adrien, bercé par cette si chaleureuse ambiance gastronomique, faillit manquer la livraison de ses rations nutritionnelles purement quantitatives.









       Le soir même, il croisa à nouveau, dans les ruelles lumineuses du quartier latin, l’écorché, ange ou fantôme, humain ou extraterrestre, qui nageait sur les murs, brillant d’un blanc d’argent sur les pierres sombres, entouré de tous les signes que les pochoirs du folklore urbain avaient pu inventer. Plus tard dans la soirée, cet homme maigre et chauve, toujours agrippé tel un portier fidèle à la porte de l’ascenseur, de dos sembla lui sourire. Mais, cette fois, ce ne fut pas par hasard qu’Adrien appuya fermement sur le bouton -3.
     Au troisième sous-sol, il rencontra un adolescent, dont les traits lui rappelèrent son neveu du même âge. Il répondait au nom de Samuel, et était occupé à développer des clichés argentiques dans une cave sombre, véritable atelier où des plaques baignaient sous des lumières rouges dans des cuves d’agent révélateur, tandis que des images séchaient sur une corde à linge. Samuel lui expliqua que malgré tous les progrès numériques, la pureté de la photographie argentique ne saurait être atteinte, sa précision n’ayant de limite que la finesse des grains d’une émulsion moléculaire ; c’était plus long, certes. Samuel lui conta son lent bonheur à voir les images floues prendre vie sous la petite lampe rouge. En voyant un tirage d’un canyon d’un rouge inhabituel, il lui parla aussi de ce ranch aux confins des Rocheuses où il fait si bon vivre aux rythmes de la nature. Adrien quitta à regret l’adolescent, il partageait avec lui au moins deux passions.












     Et c’est en pressant le -4 de cet ascenseur échappé de sa cage pourtant sensée le retenir prisonnier, lorsqu’il voulut extraire de la cave sa tablette tactile dont la mémoire électronique était gavée de 153 résumés : romans qu’il est bienséant d’avoir lu et livres de management en vogue, qu’il rencontra un enfant, Félix, assis sur une minuscule chaise, dans une petite pièce où des jouets semblaient évoluer sur le sol comme autant d’animaux joyeux. Félix lisait lentement et pour la millième fois, avec un plaisir intense, un livre de Noël imprimé sur papier gaufré, et Adrien finit lui-même les phrases en cœur avec l’enfant. L’enfant lisait d’une voix musicale : "Et le bruant arriva " ….Adrien continuait : "portant en son bec des cônes d’or " Félix chantait toujours :           "le cadeau du renard des neiges….Adrien poursuivait "ce sont des glaçons d’argent " … "petit ours …avait retrouvé les couleurs ". Adrien se souvint alors de son plaisir à lire, plaisir qu’il avait si longtemps occulté, lire en sentant sous ses doigts l’épais papier vélin ou les fines feuilles de la Pléiade. Félix lui remit sans un mot un petit aimant représentant la jambe gauche d’un homme tout en muscle. Adrien laissa éclater sa joie.
      Puis, déstabilisé, il remonta dans son appartement, et, pour fuir cet univers qui perdait sa rationalité il choisit l’océan et s’inscrivit dans la première croisière dont internet lui garantissait les mérites. Maintenant voilà, il n’était non plus aux portes du rêve, mais à celle de la mort, dans une panique pire encore que celles qu’il avait connue auparavant quand le temps l’étranglait, celle d’un naufrage sans issue.









      Alors qu’il ramait dans une chaloupe, il sentit de grandes vagues lui fouetter le visage, et l’eau était anormalement chaude. Bientôt tombèrent du ciel des trombes d’eau brûlante, très localisées, telles une douche céleste venue de l’enfer ; de grandes bulles se formaient à la surface en une mousse mouvante, avant de s’élever dans les airs.
      Le temps s’accéléra, il revit ses étranges rencontres, et l’album de photos prit forme. Benjamin, Samuel et Félix, ces coïncidences, ces ressemblances, ils  n’étaient autre que lui-même, ils étaient venus à sa rencontre, Adrien était venu à sa propre rencontre, il avait retrouvé la mémoire du temps, la valeur de sa durée, le bonheur de le prendre, son temps.
      Mais c’était trop tard, le navire coulait et il allait mourir au fond de l’océan, avec tous les autres participants de cette croisière infernale…Tous étaient horrifiés, atterrés et ne comprenaient pas ces phénomènes surnaturels. Mais nul ne pouvait fuir car le courant était devenu d’une force incroyable.

      Soudain, un bruit étrange, on entendit des coups sourds tels des pas et une voix venue du ciel prononça ces sons caverneux : "Bébé! . . . Oh mon bébé! Il est temps de sortir du bain! . . . Oh! …non ! Tu as mis des bateaux sous le robinet d'eau bouillante! Tiens, le petit paquebot est cassé, on va le recoller... "
      Adrien ferma les yeux fort comme pour échapper à la réalité. Il était là affalé dans son fauteuil, lui qui ne savait plus vivre, il entendait rire sa femme et son bébé dans la pièce à côté.
      Alors il sentit dans sa poche un petit objet rigide. Il se leva et alla lentement aimanter à sa place, sur le réfrigérateur, la jambe gauche, puis il regarda longuement cet homme écorché, désormais complet, lui aussi.

      Il avait retrouvé le temps et il savait que désormais il saurait le ralentir.