Nouvelles primées

Concours 2024 inter-lycées, 1er ex aequo : Une histoire de vengeance, Perrine BODIN-TOUZERY, HK2, Lycée Fénelon, CPGE

 Une histoire de vengeance

« Découvert non loin du village syrien de Bi’r ad Dulay’iyat (بئر الضليعات) en 1968 par un paysan local, ce spécimen d’homo sapiens primitif (nom de catalogue : AL 678-1) a été daté stratigraphiquement à 130 000 années avant notre ère. […] Le fossile, composé d’un total de 96 fragments, est relativement complet. Mais l’énigme qui reste jusqu’à ce jour la plus intrigante est celle de la cause du décès du spécimen. D’après les conjectures des archéologues, la chute d’un objet massif sur le crâne de l’individu l’aurait réduit, lui et tout ce qu’il pouvait contenir, à l’état de pudding. « Mais un pudding qui ne se tient pas bien, un pudding où on a oublié le beurre. » précise le paléoanthropologue Frédéric Aygeammi dans sa thèse Mystères de l’Homme de Bi’r ad et desserts de nos régions. […] Le Dr. Aygeammi soutient la thèse du meurtre, cependant, cette supposition, loin de faire l’unanimité dans la communauté scientifique, est critiquée par l’anthropologue Michelle Bay, qui soutient la thèse, plus probable, de l’accident. […] Dans cette foule opaque d’hypothèses et de conjectures, une seule chose semble certaine : l’Homme de Bi’r ad est loin de nous avoir livré tous ses secrets. »

-          Extrait de Énigmes de la paléoanthropologie actuelle de Jean-Hyppolite Villeboue

 

Ce que ces grands scientifiques, malgré la somme astronomique de leurs quotients intellectuels réunis, n’auraient su deviner, c’était que Garg ne l’avait pas fait exprès, mais un peu quand même. Certes, il n’avait aucune raison de lâcher ce rocher sur la tête du malheureux Morg ; mais comme chacun a déjà eu envie de savoir quel est le goût du sable, ou ce qui se passerait si ce ballon traversait cette fenêtre, Garg avait simplement eu envie de savoir ce qui se passerait si ce bloc s’écrasait sur ce chef. Qui pour lui jeter la première pierre ? Une légère poussée, et le rocher était tombé tout seul, au fond. Étrangement, cette justification n’a pas semblé suffire à la veuve de Morg qui avait à son tour envoyé Garg faire une sieste dans la poussière, d’un seul et unique coup de gourdin. Quelques années plus tard, l’orphelin de Garg l’avait vengé en poussant la cruelle femme qui lui avait enlevé son père dans un piège à mammouths. Ainsi s’était lancée la machine terrible et insatiable de vengeances et de contres-vengeances, alimentée par l’amertume, le ressentiment et l’aveuglement.

            Et le mécanisme n’était pas près de se gripper : des rouages aussi huilés, il n’y aurait guère que la fin du monde pour les arrêter.

            Quelques quatre-mille-cinq-cent-soixante-dix-huit générations plus tard, les asticots firent festin grâce à Galba qui égorgea Magurix, fou de rage après l’avoir vu décapiter son père et prendre son trône. Le même sort fut bien vite réservé à Galba par la sœur de sa victime. Encore une trentaine d’itérations après ces évènements, Margot aux Mains Pâles embrocha Gauvin le Vieux au fil de sa lame, envoyant sans détour ce seigneur aux côtés du Seigneur. Margot aux Mains Pâles avait été une femme d’une grande prévoyance et d’un calme olympien et froid, cependant, ceux qui l’ont connue pourront attester du changement qui s’opéra en elle dès sa vengeance accomplie. Comme libérée d’un poids, il sembla que le sang l’avait repue et lui avait finalement permis de découvrir la valeur de la vie. Ainsi resta-t-elle une femme douce, vive et romantique toute sa vie durant et jusqu’à sa mort. C’est-à-dire pour peu de temps, puisqu’elle fut à son tour transpercée, deux années plus tard précisément, le jour de son mariage avec Gauvin le Jeune, tuée par son mari dès l’union prononcée, au fil de la lame-même dont elle s’était servie autrefois. Son sang éclosant en coquelicots sur son torse. Il faut dire que nul n’était sans ignorer le goût de Gauvin le Jeune pour l’ironie. Mais cet homme ne fut jamais le metteur en scène d’une fin aussi spectaculaire que celle de son descendant, Monsieur Guillaume LeTreu de Gussac, qui fut immolé vif quand un incendie – causé par son barbier, Sieur Maximilien, qui n’avait pas voulu, je vous l’assure, laisser cette bougie près de cette tenture, qu’un mauvais génie avait disposé sur ces cinq lampes à huile - s’étant déclaré dans sa chambre à coucher. Jusqu’ici rien de bien extravagant direz-vous, cependant, ne parlez pas trop vite, car le malheureux, dans une tentative désespérée d’abréger ses souffrances, sauta de sa fenêtre, pour finir sa course sur une caisse de feux d’artifices posée là en vue de la réception du lendemain, ce qui l’envoya directement au ciel, comète parmi les étoiles. Jamais mort ne fut plus festive. Cependant, tout cela reste un échantillon, les décès les plus mémorables dans la foule de morts discrètes, misérables, poisseuses ou simplement tristes, car justement personne ne l’était.

Alors, à la république de cadavres du fossé, des gueux et des réprouvés ! Aux résidents du séjour des morts sans sépulture ! Mais aussi aux morts de l’épée comme du poison. Des Armes comme des poings. À Mary-Jane, qui mange les pissenlits par la racine depuis qu’on lui a servi une omelette aux amanites phalloïdes. À Gislaine qui se suicida de sept coups de feu dans le dos. À ce malheureux accident de draisienne qui permit à Martin de rencontrer son créateur. À Gianni qui nourrit les requins. À Marcelle qui explosa. À Gabin qui finit en compression César. À May qui fut embrochée. À Garry qui fut digéré. Au postérieur de l’éléphant au-dessous duquel gît Murielle. À Gontran qui pointa pour la dernière fois. À Michael qui se lança dans le business de l’engrais naturel. À Grace qui avala son extrait de naissance, littéralement. Et à tous ceux pour lesquels les euphémismes funéraires manquent.

Ainsi le temps passe et le monde trépasse. Mais les inspecteurs, les coroners, la police scientifique… Ce beau monde n’avait de cesse d’essayer de déloger les rouages de la machine, sans avoir pour projet, ce semble, outre mesure, de se mêler un jour de ses oignons. Ainsi science et vengeance suivaient chacune leur petit bonhomme de chemin, jouant au chat et à la souris, jusqu’au premier meurtre par drone de la chaîne millénaire, qui fut une révolution sur le marché de la vengeance et la fit entrer dans l’ère de la technologie. On s’entretuait toujours, mais à la pointe de la technique. Une impression de mouvement dans la réalité engourdie. Et le temps continue de passer. Car c’est ce que le temps fait. Et le monde continue de trépasser, car c’est ce que le monde fait.

À la dernière heure du dernier jour, il n’y aura plus que deux êtres vivants au monde. Au milieu d’un univers vide, qui s’apprêtera lui-même à enfiler son pyjama de pin.

Ce jour-là, l’un dira : « On dirait bien que les lendemains sont annulés. » L’autre répondra : « Enfin le rien. Ce n’est pas plus mal, quand on y pense. »

L’un dira : « Pourvu que les bouddhistes aient tort, pourvu que l’on ne revienne pas. »

Le monde, soudainement, se convulsera et se rétractera. Et le vide, s’entrechoquera et s’écroulera sur lui-même. Il y aura l’instant avant, et il y a eu l’instant après. Entre les deux, tout aura été un. Puis dans un rond rebond cosmique, tout recommence. Et ça tiédit et ça grouille, ça s’étire et ça prend son élan. Et en un instant, le monde s’emplit de nouveau de rêveurs, de justes, de gentils, d’idéalistes, de misanthropes, de curieux et de rancuniers. Et d’aucun pourrait espérer que dans cette foule, quelqu’un se souviendrait d’où tout commence.

Mais à la fin, les bouddhistes ont raison. 

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