Visite des Enfers, Tali
Schlanger, 2de6,
Visite
des Enfers
J’ai dû glisser, ou tomber, je ne sais plus. Quand
j’ouvris les yeux, j’étais assis sur un sol de terre rougeâtre, tassée par des
piétinements. Je découvris avec étonnement, en levant mon regard, que j’étais
dans une gigantesque caverne, au plafond de pierres grises et lumineuses. Tout
d’abord, croyant rêver, je me pinçai. Mais la douleur me prouva que ce n’était
pas un rêve ! Me demandant où j’étais, je regardais autour de moi. Non
loin de moi, à gauche, coulait un petit ruisseau à l’eau noire et mate ;
plus loin je découvris avec surprise une longue file d’hommes, de femmes et
d’enfants qui menait à un petit guichet au bord du ruisseau. Dans la lueur
terne des pierres phosphorescentes, ces humains me paraissaient, étrangement,
vaguement translucides…Comme aucun d’eux ne répondait quand je leur demandais
où nous étions, je finis par me ranger dans la file : l’homme au guichet
me renseignera sans doute, il m’indiquera la sortie !
Au
bout de quelque temps, j’atteignis le guichet. Derrière la vitre, l’homme que
son badge nommait Charon était caché sous une capuche qui ne laissait voir que
sa longue barbe blanche.
-« Excusez-moi monsieur… Pourriez-vous me dire
où je suis, et où se trouve la sortie ? »
-« Un vivant ! Ça alors ! Des siècles
que ça n’était pas arrivé ! Vous n’avez pas le rameau d’or, je
suppose…tant pis ! Bon, que voulez-vous ? Si c’est pour ramener
quelqu’un à la vie c’est non ! »
Mon incompréhension dût se lire sur mon visage car
il me demanda presque aussitôt :
-« Vous savez où nous sommes, au
moins ? »
-« Non, pas du tout…je suis ici par erreur, et
je cherche la sortie. D’ailleurs, où sommes-nous ? »
-« Mon pauvre jeune homme, nous sommes aux
Enfers ! Les Enfers des dieux grecs, le monde souterrain d’Hadès, enfin !
C’est ici, aux Enfers, que tous les morts se retrouvent ! »
La mythologie grecque, je connaissais, mais je ne
comprenais pas ce que je faisais aux Enfers : tous les morts viennent ici,
mais j’étais bien vivant !
-« Comment ? Mais je ne suis pas
mort ! » m’écriai-je, inquiet.
-« Non, en effet, et c’est bien regrettable…»
L’air peiné, il se tut longtemps, plongé dans sa
réflexion, avant de déclarer :
-« Il n’y a pas d’autre moyen : si vous
voulez quitter les Enfers, il va vous falloir trouver Hadès. Seul le Maître des
Enfers sait où se trouvent les Portes de la Mort et comment les ouvrir… »
-« Euh… où puis-je trouver le dieu
Hadès ? »
-« Voyons…Comme à son habitude en fin de
journée, il doit se trouver près de la Vallée des Perdus, juste à côté du
Tartare. Pour y arriver, après avoir passé le Styx, tournez à gauche au
tribunal des trois Rois, juste après l’Achéron, longez les Champs Elysées et
traversez une partie de la Plaine des Asphodèles. Vous l’y trouverez sans
doute ! »
-« Très bien, mais où est le Styx ? »
-« Sous vos pieds, presque ! Oui, là, le
ruisseau… »
-« Ça, le Styx ? Je l’imaginais plus…enfin
moins… »
-« Plus Styx ? Je sais. Les vivants, sur
terre, à force de pomper les nappes phréatiques, ont épuisé le Styx. Il ne
reste que ce ruisseau bourbeux…Bientôt, il n’y aura plus rien… »
-« Mais alors, toutes ces personnes sont des
fantômes ? »
-« Et oui, des fantômes, comme vous
dites : les dernières ombres des vivants ! Bon, dépêchez-vous, et
bonne chance ! »
J’enjambais le Styx, hébété. Je passais, entouré de
ces « ombres », entre deux énormes piliers d’airain, puis je me
trouvais devant une grille blanche et rouillée. J’entendis aboyer trois fois,
sur une note différente, ce devait être Cerbère, mais il était probablement
attaché, je ne le vis pas. J’arrivais rapidement devant le tribunal des trois Rois,
personne ne s’arrêtait ni ne les écoutait. Un groupe d’ombres de touristes,
sans doute, photographiaient tout, sans flash, bien sûr. En tournant à gauche,
je regardai rapidement ces trois juges ; l’un avait un visage de bois, le
second un visage de granit et le troisième une figure d’or ; ils
semblaient occupés à donner un jugement perpétuel, une condamnation sans fin.
Plus loin, je m’étais arrêté pour humer les lourdes
fleurs qui pendaient par-dessus les murs en béton des champs Elysées. Les
fleurs étaient parfumées, mais n’étaient-elles pas en plastique ? Devant
l’entrée, quelqu’un entrait dans ce jardin paradisiaque, en glissant une bourse
bien remplie au portier qui se tenait bien droit mais ne l’était pas, à l’évidence.
Et moi qui rêvais tant, enfant, de voir le Léthé, l’Achéron et le Champ des
Innocents…Vraiment ! Je traversais rapidement la Plaine des Asphodèles,
frôlé parfois par une ombre silencieuse et froide. Et là, enfin, je le vis.
Accoudé
à une barrière surplombant une petite falaise au bout de la Plaine des
Asphodèles, le dieu Hadès était un géant : même ainsi penché il faisait
près de deux mètres ! Ses épaules étaient larges mais un peu difformes,
sans que le dieu paraisse bossu. En me rapprochant je vis que sa peau était
noire de jais et rugueuse comme du cuir. Ainsi immobile, perdu dans sa
contemplation, il ressemblait à un rocher de basalte, d’un noir profond et dur.
Ses cheveux, relevés en chignon, étaient brillants comme un casque sombre. Rien
à dire, il m’impressionnait. Je m’approchai, intimidé, et je vis alors ce que
le dieu observait. Sur une petite plaine à peine plus bas que nous, sept hommes
couraient, se penchaient, s’arrêtaient, tombaient, creusaient, se relevaient sans
cesse. Derrière eux, une montagne s’élevait, menaçante.
-« Que… ? » je ne pus m’empêcher de
murmurer.
-« Ils cherchent » dit Hadès, sans même me
regarder, d’une voix gutturale mais tranquille. « Ils ont commencé à
arriver il y a plus de cent ans, des hommes acharnés à chercher, chercher,
chercher ! Au début, ils cherchaient de l’or, je pense, ou des vestiges
archéologiques, mais ils ont oublié, au fil des années, ils ont tout oublié,
sauf la recherche. La plupart ont fini par disparaître. Ceux-ci sont les
derniers : ils se souviennent qu’ils ont cherché toute leur vie, et
maintenant, ils ne font que cela, sans but et sans trêve, sans pensées. On
appelle cet endroit la Vallée des Perdus. »
Il se tourna enfin vers moi. Dans son visage taillé
comme l’obsidienne, ses yeux brillaient, jaunes comme deux lacs d’or.
-« Un vivant ! Ils se faufilent partout.
Il fut un temps où les Enfers étaient somptueux et justes : le plus
pénible châtiment ou la plus belle récompense…à présent, ce n’est plus qu’une
terre aride et perdue, à cause des hommes, à cause des dieux, je ne sais trop.
À certains endroits, il a fallu construire des piliers pour soutenir les voûtes
de mon monde souterrain ! 7 milliards d’humains au-dessus de nos têtes,
c’est lourd ! Et les ombres des morts s’en fichent : elles ne
remarquent rien, ne veulent rien savoir, la plupart ne savent même pas qu’elles
sont mortes ! Rien ne marche plus, les engrenages sont rouillés, tout se
déglingue, lentement d’abord, puis plus vite, et tout va s’effondrer d’un
coup ! C’est fini, fini !
Les Enfers sont perdus…Le monde souterrain a toujours été là, et j’ai toujours
été son maître, mais maintenant, c’est terminé. »
Il soupira puis dit :
-« Enfin…Vous cherchez la sortie je
suppose ? »
Je hochais la tête, un peu surpris par tant de
désespoir et de tristesse.
-« Suivez-moi. »
Il se redressa lentement, puis se mit à marcher à
grandes enjambés raides. Nous fîmes le tour de la Vallée des Perdus, sans
qu’aucune des ombres sur la plaine n’interrompe leurs vaines recherches. Nous
arrivâmes près de la montagne que j’avais déjà vue, au-delà du Champ. Je
découvris alors qu’elle était entourée d’un abîme sans fond d’où montaient des
chuchotements, des ricanements étouffés.
-« Le Tartare », me dit le dieu en
soupirant, « penchez-vous donc pour voir ! »
Inquiet, mais n’osant pas refuser, je me penchais et
plongeais mon regard dans les ténèbres épaisses du Tartare. Je les vis tous, Sisyphe,
Tantale, les Danaïdes, et tant d’autres dont j’avais lu les tristes aventures
mythiques ! Tous ces prisonniers du Tartare riaient, parlaient, avaient
l’air de s’amuser ! Tantale, en s’étirant, arrachait de minuscules
bouchées des fruits des branches qui se balançaient doucement au-dessus de sa
tête, applaudi gaiment par les Danaïdes, avachies à côté des leurs cruches
percées. Sisyphe poussait du pied un petit caillou blanc, en sifflotant. Mais,
oui, même les rochers s’érodent et fondent après des siècles d’emploi ! Je
fermais les yeux, perplexe.
-« Vous êtes sûr que vous allez
bien ? » J’entendis la voix d’Hadès. « Oui, ça fait un choc,
n’est-ce pas ? Il fut un temps où le Tartare était le lieu le plus craint
au monde…Les dieux n’ont plus leur place nulle part, ni sur terre, ni dans le
ciel, ni sur l’Olympe ! Ils se sont réfugiés ici ; juste derrière ces
collines, au sud. De vrais camps de rescapés ! »
Nous nous remîmes à marcher, en silence, puis il
reprit :
-« Ma belle Perséphone ne peut plus visiter sa
Grèce adorée, trop polluée. Déméter, ma belle-mère aussi a dû se réfugier ici, m’infligeant
sa pénible présence et à la terre un hiver perpétuel que personne ne remarque.
Les hommes sont trop occupés aujourd’hui….La mort est tout ce qui nous
reste : le monde souterrain ! Mais lui aussi va disparaître…Les
Enfers, les dieux et les hommes disparaîtrons...en même temps, ou petit à
petit, mais ils disparaîtront. Ou plutôt, leurs âmes, leur humanité
disparaîtra ! »
Nous étions revenus à notre point de départ. En
silence, Hadès s’accouda à nouveau à la barrière du champ des Perdus et
m’indiqua une porte que je n’avais pas remarquée.
Je m’en approchai à reculons et quittai le Monde
Souterrain, emportant avec moi une dernière image : l’immense silhouette
sombre et triste, qui se découpait sur la Vallée des hommes Perdus, toujours à chercher, face au mont du Tartare.
FIN
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