2013 : Comme un grain de sable. Nina Valin 1S4, LLG. Palmarès 2013 : 2ème prix externe, 2ème prix interne catégorie « lycée »





COMME UN GRAIN DE SABLE



Nina Valin 1S4 LLG
2ème prix externe, 2ème prix interne catégorie « lycée »



Elle referma doucement la porte mais le bois défoncé racla la terre avec un bruit sourd, ébranlant les murs de la hutte. Un grognement lui parvint de l’intérieur, et elle s’éloigna hâtivement sur le chemin vaguement dessiné qui s’enfonçait dans la brousse. Quelques mouches trop insolentes pour leur taille lui tournaient autour, se collaient à sa peau noire, comme si celle-ci émanait une lueur attirante ou une odeur sucrée qui aurait charmé les insectes. Elle les chassa d’un geste vif.
Elle commença par se réciter la leçon apprise la veille, mais elle la connaissait par cœur depuis longtemps, depuis qu’elle avait reçu le nouveau livre d’Histoire-Géo au début de l’année, et elle finit par se lasser.
Elle songea au travail qui l’attendrait, en rentrant, et sa pensée alla vers sa famille encore endormie. Elle n’était pas pauvre, comparée à d’autres,  grâce à l’emploi de son père à Atar et au salaire raisonnable de sa mère, dans une baraque de hot-dogs.
Des gravillons s’inséraient dans ses sandales, et elle les secouait régulièrement d’un battement de pied.
Hot-dogs. Ce mot sonnait si étrangement dans sa bouche. Mais  elle comprenait aussi. Qu’il existait d’autres pays, avec d’autres langues qui s’immisçaient peu à peu dans son pays, sa culture, ses goûts. Peut-être aurait-elle pu adorer sa vie, son monde. Mais on leur avait offert ce livre d’Histoire. Son professeur, Abd Al-Abbas, leur avait dit que c’était un cadeau d’une association française et qu’il fallait être content. Elle avait tout lu. Surtout les pages concernant les « pays sous développés », le nombre d’enfants qui mouraient par seconde, le pourcentage d’alphabétisation: 39% au Sénégal, 29% au Niger, 58% en Mauritanie. Son pays. Et même l’avis des pays riches sur les pays d’Afrique, leurs guerres civiles, les trafics en tous genres, elle avait tout avalé, les chiffres et les images, avant d’en comprendre le sens. A quinze ans, elle avait déjà ce sentiment d’injustice, cette honte de son pays vu par les autres, leur regard tantôt accusateur tantôt empli de pitié. Elle voulait en être fière, de son pays, leur montrer ses étendues désertiques et austères, ses parfums capiteux, sa vie au ralenti qui s’occupait du présent sans se soucier du futur, ses recoins cachés qui faisaient partie d’elle-même comme des portes fermées de son subconscient dont elle aurait fabriqué les clefs. A eux, qui la jugeaient sans la connaître.
Se débarrasser de ce sentiment d’écrasement, causé par quelque chose de trop grand pour elle, qui pouvait la balayer elle et sa culture comme elle chassait les mouches sous le soleil énorme qui l’accompagnait de ses rayons brûlants, sur chaque parcelle de l’espace.
Elle soupira, et ce souffle involontaire la ramena sur le chemin de l’école. Elle avait déjà traversé l’entrée du village, Chinguetti, concentrée à la fois sur ses pieds et ses pensées confuses, qui la menaient à cette seule conclusion : elle serait forte, à tous les coups, elle gagnerait la partie qui avait commencé sans elle et qui pourrait l’envoyer balader si elle n’y prenait pas garde, comme ses frères la repoussaient parfois en lui disant qu’elle était trop petite, qu’elle ne pouvait pas comprendre.
Elle prenait son temps. Elle longea le mur râpeux de l’école, arrêta sa marche automatique au portail d’entrée et suivit des yeux sans les lire, comme elle en avait pris l’habitude, les mots peints en noir sur le mur recouvert de chaux: 
يجب أن تكون بطيئة وسريعة , il faut ralentir…et vite! disait la phrase en arabe, écrite avec application en grosses lettres rondes bien dessinées d’élève qui n’a pas encore eu le temps de se forger son propre style. Elle n’avait jamais compris, et elle s’en fichait. Une phrase en l’air, écrite par la génération précédente, à laquelle personne ne faisait plus attention mais qu’on ne se décidait pas à effacer.
Isra hésita avant de pénétrer dans la salle de classe.
Sans relever la tête, elle passa au milieu de ses camarades agités avec indifférence et s’assit à sa place de prédilection. De là, elle pouvait voir la petite pièce, dans laquelle se serrait une quarantaine d’enfants entre huit et quinze ans: terre tassée au sol, murs consolidés avec les moyens du bord, vieille carte du monde plastifiée et, seule trace incongrue de modernité, une horloge en plastique argenté, arrivée en même temps que les livres scolaires et qu’on avait suspendue sur le mur du fond, face aux élèves.
Le professeur arriva enfin et le vacarme se dissipa lorsque l’homme qui s’était avancé jusqu’au bureau eut réclamé le silence.
- Ouvrez votre livre à la page 12.
Isra le sortit de son sac et l’ouvrit avec précaution sur ses genoux, calé dans les plis de sa jupe verte.
- Isra, la leçon d’aujourd’hui, réclama-t-il en soupirant de lassitude.
Elle s’exécuta machinalement, les yeux fixés sur la photographie qui emplissait toute la page: Times Square, New York, côte Est des USA, 2012.
Elle parlait sans hésiter, d’un débit rapide, recrachant brut tout ce qu’elle savait parce qu’on voulait qu’elle le sache, les paysages grandioses du Grand Canyon, la douceur du climat californien, the American dream et puis New York, la ville de l’immigration, la ville du rêve, imaginaire, si loin d’elle qu’elle en avait le vertige, sentant vaguement sa présence quelque part entre la tache d’encre et la punaise qui encadraient les Etats-Unis sur la carte du monde accrochée au mur. Et ce jour là elle en avait assez de se sentir petite dans ce monde de géants, assez de devoir toujours mesurer son ignorance face à tout ce qu’elle ne pouvait pas savoir.
Elle enchaînait les mots, les yeux fixés sur la pendule, en suivant le rythme du tic-tac qui lui paraissait de plus en plus fort, lui martelait le crâne, et des images commençaient à tourner autour d’elle, de plus en plus vite, des flashs passaient devant ses yeux à toute vitesse, et soudain, la grande aiguille avança d’une minute avec un bruit sourd qui ébranla le sol sous ses jambes croisées.
Isra ferma les yeux. Elle sentait le vacarme s’apaiser peu à peu. 
Elle froissa sa jupe du bout des doigts pour se rassurer.
Ce n’était pas la première fois. Son imagination l’avait déjà conduite au fin fond du chapitre deux, en Europe, où elle avait donné forme à tout ce qu’elle savait d’une façon si réelle qu’elle avait le sentiment d’avoir vécu son propre délire.
C’était excitant, ça la transportait si loin qu’elle avait parfois la sensation glacée de ne plus pouvoir revenir en arrière. Mais elle laissait sa pensée voguer vers les recoins lucides de son subconscient.
Elle était assise sur le goudron mouillé d’un trottoir, les genoux serrés entre ses bras frêles et nus. Il faisait nuit. Un tremblement lui parvint, puis un éclair l’aveugla et une voiture passa devant elle avec un vrombissement de mixeur à smoothies, qui lui hérissa le poil jusqu’à la nuque. Paniquée, elle regarda autour d’elle et vit une caravane plantée au milieu de la chaussée, sur laquelle on pouvait lire « Hot-Dogs » en lettres d’or entourées d’ampoules de couleurs qui luisaient dans la nuit comme des lucioles. C’était la même écriture, le même van que celui de sa mère, mais une baguette magique avait comme dévoré toute trace de pauvreté pour y mettre du neuf, du chic, du clinquant.
Elle n’avait pas besoin d’en savoir plus.
Doucement, elle redressa le menton, et avança d’un pas sous la lumière des néons qui illuminaient Times Square d’un jour artificiel. Au fur et à mesure qu’elle s’enfonçait entre les écrans géants sur lesquels défilaient à toute vitesse des publicités sans queue ni tête, elle se rendait compte que le cliquetis de l’horloge n’avait pas cessé, la poursuivant de son tressaillement métallique et régulier comme un bruit fantôme qui l’accompagnait de sa présence invisible, distillé dans l’air en gouttelettes de son perdues.
Elle essaya de le semer. Lentement, sans tourner le dos au visage rond et froid du temps, comme on lui avait appris à ne pas quitter des yeux un prédateur dangereux, elle recula dans la rue et reprit sa course effrénée dans la ville assoiffée d’allégresse, en même temps que repartait avec acharnement le tic-tac de l’horloge dans sa tête, qui martelait le tempo des battements de son cœur.
Des gens criaient dans la rue, la faisant sursauter à chaque fois, tandis que les rues défilaient derrière elle et que les klaxons résonnaient dans un brouhaha sauvage de troupeau en fuite.
Isra commençait à paniquer. Tandis qu’elle courait sans but, une phrase revenait avec insistance frapper son esprit, à chaque battement d’aiguille…il faut ralentir…il faut ralentir et vite…
Pourquoi courait-elle? Et les autres aussi, autour d’elle, déambulant à grandes enjambées pressées? Elle n’aimait pas marcher vite, ça l’empêchait de réfléchir. Alors pourquoi le faisait-elle? A peine entrée dans ce nouveau monde, celui-ci dévorait déjà ses habitudes pour lui imposer les siennes, sans demander la permission?
Elle chercha désespérément autour d’elle un point d’accroche, un indice familier qui lui tendrait la main.
Son regard tomba sur le marchand de Hot-Dogs, en grandes lettres dorées.
Tout s’arrêta. Brusquement. Même le tic-tac s’était tu.
- Isra, tu te sens bien ? demandait Abd Al-abbas avec impatience. Tu n’as toujours pas répondu à ma question.
Devant son regard perdu d’incompréhension, il soupira.
- Bravo pour la leçon, c’était parfait, répéta-t-il, mais que proposerais-tu pour que notre pays rattrape le temps perdu et se hisse au niveau des pays développés?
Isra releva la tête. La réponse était évidente, à présent. Pourquoi vouloir tout changer, sauter les étapes, pour chercher à atteindre trop vite un avenir incertain? Pourquoi vouloir à tout prix ce dont on ne connaissait même pas l’issue, ce monde carnassier, avide, qui ne laissait de place à personne, et qu’elle venait de percer à jour, ce monde dont tous rêvaient sur des idées erronées et qu’elle aussi avait jugé, sans le connaître?
A peine audible, elle murmura:
- Pourquoi rattraper le temps perdu? Il faut ralentir au contraire, ralentir


Le Monde Blanc. Nina Valin, 1er prix 2012 de la nouvelle du lycée Louis-le-Grand pour le secondaire




Le Monde Blanc

Nel ouvrit les yeux, battit un instant des paupières. Elle était allongée sur une surface plane et dure, lisse comme la carapace d’un scarabée. Un scarabée ? Qu’est-ce que c’était déjà ? Elle ne se souvenait plus. Il lui semblait qu’elle avait été plongée dans un long sommeil artificiel et qu’elle en ressortait avec des parts en moins de sa mémoire.
Elle voulut se redresser, mais ses muscles gourds l’en empêchaient et son corps trop lourd la clouait sur place. Elle laissa retomber sa tête sur le sol glacé et attendit. Elle écouta longtemps le silence qui l’entourait et que rien ne troublait. Pas un souffle, pas un bruit, pas un aboiement de… Et voilà, c’était reparti. Elle s’accrocha désespérément à l’image furtive qui lui avait traversé l’esprit, essayant d’y apposer un nom, un détail, mais déjà tout redevenait flou, et plus elle s’obstinait à chercher ce à quoi devait ressembler son monde à elle, moins elle parvenait à s’en souvenir. Elle soupira. Que faisait-elle ici ?
Elle rouvrit les yeux et poussa un cri, qui se perdit dans l’air comme un nuage de fumée.
Quelqu’un était penché sur elle. Ou quelque chose.
Pas de visage, juste une tête ronde encadrée par une paire d’oreilles plates, sans aucunes cavités, un long corps articulé comme un pantin, le dos séparé en deux par une sinueuse colonne vertébrale, dépourvue de vertèbres…  Des rotules et des coudes presque détachés du reste du corps, un crâne luisant couleur d’albâtre.
En la voyant ouvrir les yeux, l’étrange personnage haussa légèrement les oreilles, comme s’il souriait. Pas moyen d’en être sûr, puisqu’il n’avait pas de bouche… Il lui tendit la main, composée d’un pouce et d’une partie compacte, qui donnait l’impression que les quatre autres doigts avaient fusionné. Nel hésita, fixa successivement la main qu’on lui tendait et la sienne, et finit par se décider. Le pantin l’aida à se relever et c’est alors seulement qu’elle put regarder autour d’elle. Une étendue de blanc qui s’étendait à l’infini, quelques ondulations de terrain à
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certains endroits, comme des dunes de marbre, un lac de lait un peu plus loin,  un buisson en feuilles d’ivoire, des fleurs d’écume, une terre de neige, et c’était tout. Même le ciel avait pris la teinte des nuages, et le soleil disparu semblait avoir finalement arrangé son rendez-vous avec la lune, abandonnant le ciel crémeux pour une autre galaxie, remplacé par une lumière venue de nulle part qui rebondissait de blanc en blanc en aveuglant presque ceux qui l’apercevaient.
Nel fouilla dans la poche de sa veste en cuir blanchi, trop grande pour elle et qui ne lui appartenait pas. Elle en sortit un papier chiffonné, sur lequel elle lut avec difficulté deux mots écrits blanc cassé sur blanc d’argent: Le Lac
Elle redressa la tête, perplexe, et se rendit compte que son pantin n’était pas venu seul. Deux autres s’étaient approchés et la regardaient avec intérêt. En un battement de paupières, trois autres l’entouraient. Elle fut bientôt suivie par une bonne trentaine d’albinos, serrée de près par le premier pantin, celui qui l’avait aidée à se relever, et qui laissait sa pince sur son épaule dans un geste protecteur.
Le lac, qui lui avait paru si proche au premier abord, s’avéra en fait être bien plus éloigné que prévu. Elle marcha, encadrée par sa troupe, pendant peut-être une demi-journée, jusqu’à l’endroit indiqué. Elle ne ressentait ni la fatigue, ni la faim, ni même la peur, mais la vue de ce lac de lait l’attirait irrésistiblement, et elle se serait noyée en voulant trop s’en approcher si son garde du corps ne l’avait pas tirée fermement vers l’arrière.
- Qu’est-ce que je fais, maintenant ? demanda Nel en se tournant vers ses compagnons de route.
Elle s’entendit à peine. Il lui sembla que le son de sa voix se perdait dans l’infini, absorbé par tout ce blanc. Puis un bruit sourd derrière son dos attira son attention. Le lac s’était mis à bouillonner, des vapeurs s’échappant de la surface auparavant si tranquille, et Nel regretta un
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instant de ne pas avoir emmené d’œufs et de sucre pour pouvoir faire une crème anglaise avec le lait en ébullition, avant d’oublier totalement ce qu’était une crème anglaise. Alors qu’elle soupirait de frustration, elle vit le lac s’étirer comme de la guimauve, se transformer en fleuve et s’étendre à perte de vue, si bien qu’elle finissait par ne plus le discerner dans le paysage, englouti  dans ce monde de neige et de glace, de nacre et d’opale…
Il se passa ensuite quelque chose de très étrange. Un des pantins s’approcha du fleuve et se mit en position d’étirement, bras tendus vers le liquide, comme s’il allait plonger, jambes écartées, genoux fléchis. Un autre homme blanc s’avança, grimpa le long de la colonne vertébrale de son compagnon sans se soucier de savoir s’il lui écrasait la tête ou non, jusqu’à se positionner lui même en position de plongeon, soutenu seulement par le premier pantin qui le maintenait en altitude en le tenant par les pieds, dans une position qui aurait fait baver d’envie le meilleur des acrobates. Un troisième l’imita, puis un quatrième et ainsi de suite, dans une situation d’équilibre qui dépassait l’entendement, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que Nel et son protecteur sur la rive. Celui-ci la prit par la main et la fit escalader le pont de pantins articulés, au dessus du fleuve laiteux, jusqu’à la berge opposée. Les autres pantins se déboitèrent de leur casse tête de bras et de jambes pour les rejoindre et Nel, déconcertée et ne sachant plus du tout où elle en était, ce qu’on attendait d’elle et ce qu’elle devait faire pour sortir de ce monde de fou abritant des pantins blancs qui auraient d’ailleurs très bien pu être une bande de psychopathes, jeta un regard inquisiteur, presque suppliant à son garde du corps. L’autochtone redressa ses oreilles
pour son plus beau sourire et tendit la main vers une tache minuscule, perdue au milieu de l’horizon. Noire, la tache.


Le Monde Blanc

Une lueur d’espoir éclaira le regard de Nel, qui se dit qu’une tache noire dans un monde blanc, c’était comme une coquille d’œuf dans une omelette ou une arrête dans un saumon fumé: si on ne s’en occupe pas, on risque d’avoir une mauvaise surprise.
Elle se laissa un moment décourager par l’étendue de blanc qui la séparait de sa tache, en considérant la proportion des distances dans cet univers monochrome. Mais son ami le grand pantin blanc la souleva et la cala sur son dos sans qu’elle ait eu le temps de réagir. Il se mit à courir, en grands bonds réguliers, suivit par le troupeau de pantins sauvages qui courait allègrement derrière eux.
En un instant, il se trouvèrent près de la fameuse tâche. Qui en réalité en formait plusieurs. Il y avait en tout trente-deux cases noires. Et trente-deux autres blanches. C’était un échiquier.
Ce nom, Nel s’en souvenait. Elle avait dû y jouer, avant, dans son monde à elle, il y a une éternité. Mais sur celui-ci, il n’y avait pas de pions. Enfin pas tout à fait.
Les trente pantins se placèrent chacun sur une case blanche. Le protecteur de Nel s’éloigna d’elle et imita ses compagnons. Le sol gronda et trente-deux pantins entièrement noirs jaillirent du sol, à l’emplacement de chaque case noire.
Sous le regard stupéfait de Nel, la partie débuta.
La jeune fille pensa tout de suite à un jeu de dame. Sauf que normalement, les cases blanches ne sont pas utilisées…et les pions ne bougent pas tous seuls. Ils étaient complètement désordonnés. Des pions noirs sautaient silencieusement au dessus des blancs et vice versa, sans respecter les diagonales, mais pas un seul n’était exclu du plateau de jeu. Certains pions utilisaient même parfois une case pour deux. Nel remarqua que les pions blancs ne touchaient jamais les cases noires, et que les pions noirs ne s’approchaient pas des blanches. Elle se demanda ce qu’elle devait faire et se dit qu’il était sûrement plus prudent d’attendre que la
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partie soit finie, pour que les pantins vainqueurs continuent de la guider. Sans eux, elle était totalement perdue.
Mais la partie ne s’arrêta pas. Une heure plus tard, aucun camp n’avait l’avantage, puisque aucun pion n’était mangé. Ils se survolaient les uns les autres, sans violence, atterrissaient en douceur de l’autre côté, dans une harmonie qui rappelait celle d’un ballet, mais sans musique.
Nel observait toujours avec fascination, lorsqu’elle constata qu’une case blanche, à l’opposé de l’échiquier, n’était jamais occupée. Et elle comprit. C’était sa case à elle, celle qu’elle devait rejoindre pour conclure la partie.
Nel avança d’un pas sur le plateau de jeu. Malheureusement, elle posa son pied sur une case noire. Qui s’enfonça et disparut dans le sol. Zut.
Elle poussa un cri lorsque son pied dérapa dans le trou carré qui s’ouvrait sous elle et s’agrippa désespérément à la cheville du pantin le plus proche, stoppant net sa chute.
Elle se laissa le temps de souffler et d’apaiser les battements de son cœur, avant de se racler la gorge et de demander au pantin auquel elle s’accrochait :
- Euh…Excusez-moi, monsieur, cela vous dérangerait-il de m’aider à remonter ?
Pas de réponse.
- Ouhou, je suis la fille accrochée à ton pied, oui, juste en bas, là, j’aimerais bien remonter maintenant…
Toujours pas de réponse. Le pantin semblait absorbé par le jeu, attentif aux mouvements des autres joueurs qui tourbillonnaient autour de lui. Il aperçut une case vide, et sauta.
Nel, qui n’avait pas lâché la seule prise la maintenant en dehors du trou, fut propulsée sur le plateau de jeu, se recroquevilla pour amortir la chute et atterrit, par chance, sur une case blanche inoccupée. Elle se redressa avec effort, et sans perdre de temps, elle tâta délicatement
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une deuxième case blanche du bout du pied et sauta dessus en bousculant son occupant. Puis, moyennant des « pardon », « excusez-moi », « je dois passer », « paaardon », elle se fraya un chemin jusqu’à sa case, sur laquelle elle sauta à pieds joints sans hésitation.
Tous les joueurs s’immobilisèrent dans une synchronisation parfaite. Ils se tournèrent vers elle et elle crut l’espace d’une seconde qu’ils allaient se jeter sur elle et l’expédier loin, très loin du plateau de jeu. Mais il n’en fut rien, et pendant quelques instants, le temps fut comme figé, distant, invisible. Blanc sur blanc.
Le protecteur de Nel quitta son emplacement et la tira doucement hors de l’échiquier. La jeune fille sursauta lorsqu’un des pantins noirs se plaça à son tour à côté d’elle, la tenant par l’autre épaule, et ainsi encadrée par les deux pantins opposés, elle se laissa guider dans le monde blanc, agité par l’arrivée de ces êtres perturbateurs, qui tout en brisant la douceur blanche de cet univers, apaisait Nel et l’encourageait à continuer.
Il lui sembla qu’elle ne s’arrêterait jamais de marcher. Parfois, elle jetait un coup d’œil derrière elle pour vérifier que les soixante-deux hommes noirs et blancs suivaient toujours, et chaque fois ils accéléraient le pas pour se rapprocher d’elle.
Nel commençait seulement à trouver le paysage un peu monotone lorsque ses deux gardes du corps s’arrêtèrent brusquement, manquant de la faire basculer en avant.
Le bonhomme noir se pencha sur le sol blanc et traça de son doigt, noir sur blanc, un large cercle et une croix en son centre. Puis il se redressa et s’immobilisa.
Elle ne comprenait pas. En voyant l’expression fixe de ses deux protecteurs, elle sut que c’était à elle de trouver la clef du message. Et elle se sentit soudain seule dans ce monde sans couleur, sans visage, sans vie. Elle cherchait en vain le rôle qu’elle devait jouer dans ce jeu en noir et blanc sans trouver de sens à sa présence ici.
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Mais son pantin blanc, le premier qu’elle avait vu, celui qui l’avait accompagnée depuis le début, le savait, lui. Elle en était persuadée. Une pensée lui traversa l’esprit. Une simple intuition…
Elle serra entre ses doigts la main de son ami. Elle le poussa doucement au centre du cercle. Sans le lâcher, elle fit de même avec le pantin noir et s’écarta.
Un premier homme blanc grimpa sur leurs épaules, un noir se plaça au dessus, et les soixante pantins suivants constituèrent tous les maillons de l’échelle, qui contre toute attente, ne vacillait même pas.
Nel escalada les bonhommes noirs et blancs un par un. Elle était le soixante-cinquième élément de l’échelle, la touche finale, le maître invincible du jeu.
Bon d’accord, ça ne l’empêchait pas d’avoir le vertige. Mais quand même.
Face à elle, à au moins cent mètres du sol, une plateforme était suspendue dans le vide. Nel s’y suspendit et en se balançant d’avant en arrière, elle parvint à monter sur le plateau. Une porte coulissante au moins deux fois plus grande qu’elle était située sur la plateforme. Cette porte lui faisait penser à celle d’un ascen…asci…ceur, enfin bref, à quelque chose qui venait de son monde à elle (et flûte elle avait encore oublié comment ça s’appelait). Au dessus de cet objet à demi connu étaient écrits trois mots en blanc, évidemment, que Nel réussit aisément à déchiffrer : PORTE DU RÊVE.
Au milieu du côté gauche, une flèche peinte, en blanc naturellement, pointait un bouton entouré par un cercle blanc, forcément, et la porte coulissante gauche portait l’indication en blanc, inévitablement: APPUYEZ ICI EN Y CROYANT TRÈS FORT.
Derrière, le vide, le blanc, le néant.

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Nel se retourna et sourit en constatant que son protecteur de toujours l’avait rejointe et l’attendait, les oreilles souriantes. Il se plaça à droite de la porte, les bras écartés. Elle savait ce qu’elle devait faire.
Elle le regarda une dernière fois et, la main légèrement tremblante, les yeux clos, elle enfonça le bouton de toutes ses forces. Un rai de lumière chaude s’infiltra et lui toucha la peau. Elle fit un pas en avant.
Et la dernière chose à laquelle elle s’attendait se produisit : elle se réveilla.
                                                                      


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