2011 : Trois nouvelles : Il n'a pas trouvé de titre à sa nouvelle, Alexandre Chouraqui ; Lueur d'une âme sombre, Etienne Bennequin ; Regrets conditionnels, Lucie Rondeau du Noyer

 2011 Il n'a pas trouvé de titre à sa nouvelle, Alexandre Chouraqui, TS52ème prix pour la catégorie "Lycée" du concours de nouvelles inter établissements des lycées Fénelon, Henri IV et Louis le Grand
Lueur d'une âme sombre, Etienne Bennequin, 2de1,
2ème prix de la nouvelle de "Lycée" du concours de nouvelles du lycée Louis le Grand
Regrets conditionnels,  Lucie Rondeau du Noyer 1S3,
4ème prix de la nouvelle de "Lycée" du concours de nouvelles du lycée Louis le Grand



Il n'a pas trouvé de titre à sa nouvelle

Face à des événements aussi absurdes, rire était la seule réaction
possible. Et elle rit. Puis plongea son regard dans le mien, et posa la
question qui nous brûlait les lèvres.
- « Veux-tu m'épouser ? »
Muet, pétrifié par l'émotion.
Elle répéta la question, plus fort, puis m'étreignit.
*
A la fin de l'émission, j'aurais pu rire, tant elle avait constitué, tout le
temps qu'elle avait duré, l'une des preuves les plus éclatantes de la
bêtise humaine. Ce ne fut pas le cas.
*
Face à des événements aussi absurdes, rire était la seule réaction
possible.
En trente ans de carrière, le médecin avait pu observer un large éventail
de patients. Il avait tout vu, absolument tout, de l'adolescente mal dans
sa peau au centenaire plein d'expérience et de sagesse. Il avait annoncé
la nouvelle, toujours de façon humaine, sans jamais s'y habituer, de
façon humaine, toujours.
Et pourtant, à chaque fois, ces drames internes, chamboulant la vie de
dizaines de personnes radicalement différentes, présentaient une
constante étonnante.
L'oncologue le savait. Les larmes venaient ensuite. Oui, face à un
événement aussi absurde que l'annonce d'un cancer, au tout début,
même si cette nervosité, ce malaise profond et instantané laissaient vite
place à des réactions plus personnelles et tragiques, rire était la seule
réaction possible. Au début seulement.
*
En entendant une proposition aussi fantaisiste, la directrice des
programmes ne put retenir un éclat de rire. Face à une idée aussi
absurde, rire était la seule réaction possible. Et elle raccrocha. Puis
réfléchit. Sourit. Et rappela Scribouillard.
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Il n'a pas trouvé de titre à sa nouvelle.
« Ton projet est con ! Il manque cruellement d'éthique, ça ne pourrait
que faire souffrir les gens. Retrouve-moi dans un quart d'heure à la
direction. On va exploser nos records d'audience. Et je t'invite à dîner. »
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On vous a montré des gens... chanter. Un jeune meugle du Francis
Cabrel d'une voix éraillée.
On vous a montré des gens... enfermés. Une femme dans un costume de
rat se trouve au centre d'une gigantesque cage, semblable au Vélodrome
d'Hiver, avec six autres personnes.
On vous a montré des gens... flirter. Ecran noir, cris éloquents.
On vous a montré des gens... dépaysés. Un vieil homme croque à
pleines dents dans une vache vivante, arrachant des lambeaux de chair.
Ne manquez pas notre toute nouvelle émission ! Du mystère... Du jamais
vu sur petit écran ! A bientôt sur TiR, le 29 à 21h !
Le petit homme jubilait. Lui qui n'était jamais parvenu à quoi que ce
soit dans sa vie, excepté à une existence vide, médiocre, avait
finalement réussi. Son idée avait été retenue. Une idée que lui-même,
être pourtant pitoyable, avait d'abord rejetée, avant de se résigner à la
proposer, « au cas où ».
Scribouillard était enfin prêt. Il avait peigné méticuleusement ses
cheveux gras, préalablement passés au shampoing antipelliculaire,
allant jusqu'à appliquer la crème qu'il gardait pour les grandes
occasions sur les amas rougeâtres d'exéma qui recouvraient son visage,
handicapant sa vie sociale depuis ses six ans. Ce soir était en effet une
grande occasion. Il allait discuter de son idée avec la directrice des
émissions, en tête à tête, dans un grand restaurant. Peut-être même que
la soirée pourrait bien se terminer, songea-t-il avec un rictus qui laissait
entrevoir une rangée de dents désaxées et jaunies, en vérifiant la
présence du préservatif dans sa poche.
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Il n'a pas trouvé de titre à sa nouvelle.
K. était d'une humeur douce-amère aujourd'hui. Joyeuse, parce qu'elle
avait la chance de sa vie de progresser dans sa carrière. Morose, car
cela signifiait faire le deuil du reste de moralité qu'elle était parvenue à
conserver dans ce métier. En comprenant le potentiel de l'idée de celui
qu'elle nommait Scribouillard, elle avait été enthousiasmée comme
jamais au cours de ces cinq courtes mais intenses années de travail. En
somme, pour avancer, seul un problème demeurait : il s'agissait de l'idée
de ce nabot, qui l'avait toujours révulsée. Et elle allait devoir se
l'arroger, sans quoi elle stagnerait encore et toujours dans ce rôle qui lui
déplaisait profondément. Elle l'avait donc invité à dîner, faisant passer
cette proposition pour une manifestation exubérante de son
enthousiasme. Et même cet idiot ne se laisserait pas convaincre de lui
céder la seule pensée exploitable qu'il ait jamais eue. Il ne pouvait pas
ne pas avoir assimilé ce simple fait, la première leçon qu'elle-même
avait apprise dans son travail : plus les gens souffrent, plus les gens
regardent. Et les gens souffriraient.
Elle allait donc régler ça avec le peu d'options dont elle disposait.
D'autant plus que la pub avait déjà commencé. Elle faisait du bon
boulot et quand elle parlait d'une idée explosive, on la croyait.
A 20h10 précises, elle était debout devant le restaurant, perchée sur des
talons hauts, le visage maquillé à la perfection, un sourire artificiel aux
lèvres et des formes généreuses à l'échancrure du décolleté d'une robe
rouge flamboyante.
Oh, elle est beeelle...
Quelle horreur ! Ce mec est atroce.
A minuit, elle était partie et, assis sur son lit, Scribouillard songeait que
ç'avait été le plus beau jour de sa vie.
[Ne vous attendez pas à trouver de scène de sexe ici, l'auteur n'ayant
pas d'expérience en la matière.]
Le projet allait maintenant pouvoir commencer.
*
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Il n'a pas trouvé de titre à sa nouvelle.
« - Respirez. Ce que j'ai à vous annoncer est... difficile à digérer. »
Si son coeur bat plus vite, la patiente reste toutefois tranquille. Elle a
traversé tellement d'épreuves, et puis, c'est une simple visite de routine,
après tout.
« - Vous avez un cancer du cerveau. En phase terminale. Et
probablement pas plus d'une semaine à vivre. Elle rit sans savoir
pourquoi. Souhaitez-vous un traitement, qui pourrait rallonger votre
espérance de vie de quelques jours, ou préférez-vous profiter de vos
derniers instants ? ».
Son monde vole en éclats tandis qu'elle refuse le traitement.
Née en 1995, la petite Amélie avait alors tout pour être heureuse. Une
famille aimante, un environnement parfait pour s'épanouir. Elle ne
pouvait que devenir une belle jeune fille, bien dans sa tête comme dans
son corps.
En 2001, sa maladie génétique se révélait. Des os en plus, envahissant
son propre corps. Une bosse de cinq centimètres à l'épaule. Une autre
au bras droit. Et une profusion aux deux jambes.
Elle sortit du bloc opératoire avec un sourire tremblant sur un visage
juvénile, des tuyaux un peu partout, et une case en moins. Ses os ne
gêneraient pas sa croissance. Elle était devenue adulte à six ans, lorsque
les effets de la morphine s'étaient estompés. Et avait poussé un grand
cri d'une voix infantile, aiguë, qui ne laissait qu'entrevoir une douleur
latente.
« Appelez la police ! »
Pour son enfance bucolique, c'était raté. Et merde.
En revenant à l'école, ça ne pouvait que s'arranger. Au début, les enfants
se demandèrent pourquoi elle était en béquilles, aussi pâle, et tellement
moins joyeuse qu'auparavant. L'un d'entre eux songea vaguement à aller
la voir. Un autre shoota dans ses béquilles, juste pour voir. Ce fut le
début de l'enfer.
Dès lors, elle était devenue la cible favorite de la cruauté puérile de tous
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Il n'a pas trouvé de titre à sa nouvelle.
les enfants du quartier.
En 2006, elle se demandait d'où venait cette sensation de vide
permanent, pourquoi elle ne ressentait rien, et, toujours, comment leur
échapper.
En 2007, elle tombait dans la drogue, ayant le sentiment de se
reconstruire. Ou l'impression. Avant de perdre ses parents.
Douze années plus tard, Amélie s'était reconstruite. Résilience. Elle
connaissait dorénavant ses qualités, ses défauts, et avait pris conscience
que le bilan des deux était plutôt positif, en fait. Elle s'était engagée
dans l'humanitaire, avait tissé quelques liens solides, commencé à
composer et chanter de talentueux morceaux. Elle s'était fiancée, avait
noué des amitiés avec des gens qu'elle considérait comme ce qu'il y
avait de mieux pour elle, et réussi sa vie infiniment mieux que les
cafards qui la lui avaient auparavant gâchée.
Et, accessoirement, douze années plus tard, on lui avait annoncé son
cancer.
Amélie tombait à toute vitesse vers le sol, et se tendit à l'instant précis
où elle imagina son crâne toucher le béton. Pour l'élastique, ce fut un
peu plus tard. En quittant le pont, elle se sentit amère de ne jamais avoir
essayé avant, et un étrange soulagement l'envahit.
Le gérant, lui, n'avait jamais encore vu quelqu'un se jeter dans le vide
aussi facilement.
Elle pensait devenir folle. Un cancer cérébral. De tous les cancers, il
avait fallu qu'elle tombe sur celui-là ! Celui qui, non seulement la tuait,
mais remettait en cause ses facultés mentales. Pensait-elle encore
vraiment ? Avait-elle déjà pensé ? Non, elle ne pensait pas devenir folle,
elle se sentait devenir folle. Elle avait l'impression de pouvoir sentir ses
cellules dégénérer, ses pensées évoluer à toute vitesse, plus vite encore
que la maladie qui se répandait, s'était répandue dans son corps.
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Il n'a pas trouvé de titre à sa nouvelle.
Paris, le 19 novembre 2019
Papy, mamie,
Ça fait déjà huit ans que vous êtes partis, me laissant seule ici.
Compte tenu des circonstances, de ce que j'ai vécu, de ce que je suis
devenue, je pense pouvoir dire que vous avez fait le bon choix. Au
Mexique, j'aurais été un handicap pour vous. A quoi bon recueillir son
unique petite fille quand elle a tout perdu ?
Mais je me laisse emporter par mes sentiments, cette rancoeur
permanente qui subsiste depuis si longtemps et que vous avez connue
pendant ces longues années de cohabitation.
J'ai une grande nouvelle à vous annoncer. Je suis enceinte.
Non, je déconne, j'ai un cancer.
Je pense que ces deux dernières lignes sont assez représentatives de
l'attitude que je tiens à garder, jusqu'au dernier instant, à votre égard.
Je vous envoie donc cette lettre pour que vous sachiez que ce qui reste
de votre sang est en pleine dégénérescence, sans aide ni soutien
quelconque après avoir tout largué. Vous ne m'avez jamais appris,
vous, mes seuls proches après... Eux, à compter sur les gens.
Mais derrière ces mots se cache peut-être l'espoir futile, enfantin, que
la gamine que j'étais a longtemps gardé et dont elle pensait à présent
s'être débarrassée, que, peut-être, vous éprouviez des remords. Dernier
coup de poignard dans le dos ou adieu désespéré ? A vous de choisir.
Avec toute mon affection, Amélie.
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Il n'a pas trouvé de titre à sa nouvelle.
Les images, souvenirs, sensations, déferlent en maelström dans son
esprit. Le sourire plein de chaleur humaine de sa mère. L'odeur du pain
au chocolat. Les yeux verts de son père. Un rire d'enfant depuis
longtemps oublié. « Just Like Heaven », de The Cure. Le goût des
chouquettes. Le vent dans ses cheveux. La dernière blague d'un ami.
Une carte postale. La vitesse à vélo. Un cauchemar qui s'estompe. La
joie de composer. Le plaisir de... le plaisir. Il y a tellement de choses
qu'elle prend plaisir à faire.
Elle s'abandonne et fond en larmes, des larmes qu'elle pensait taries
depuis des jours.
J'ai reçu un paquet cadeau. Je l'ai cherchée trois jours, sans cesse,
essayant de contacter chaque personne, en vain. Et j'ai reçu un paquet
cadeau. Dedans, une boucle de cheveux châtains à l'odeur familière,
une chanson, des couleurs, un rêve, une fleur en train de faner et une
larme. Un ticket m'exhortant à chercher son chiot chez elle, le plus vite
possible, les clés sont sous le paillasson. Un papier à l'aspect sombre.
Son testament. Un mot. Adieu.
Elle se gave de bonbons, se jette dans une flaque d'eau, crie à pleins
poumons un magistral « Connard ! » à un mec qu'elle n'a jamais vu.
Amélie ne s'est pas sentie aussi vivante depuis longtemps. Elle se
retourne, se sent observée. Un petit garçon aux cheveux blonds pointe
un doigt vers elle, et murmure quelque chose à sa mère, mine sévère et
sourire narquois. Amélie fait une grimace monstrueuse à l'enfant, qui
pousse un cri d'effroi. Sa mère ricane et part en l'emmenant avec lui,
une expression condescendante sur le visage. Ils partent. Ils sont partis.
Le sentiment d'être surveillée se transforme pourtant en paranoïa, au
point qu'elle n'a bientôt de cesse de regarder autour d'elle, à la recherche
de ce qui cause son malaise. Sentiment qui ne la quittera plus.
7/10
Il n'a pas trouvé de titre à sa nouvelle.
Déjà une semaine. Si, physiquement, elle se sent toujours au même
point que ces dernières années, elle n'a jamais eu aussi mal sur le plan
psychologique. Elle avait pu vivre, après l'annonce, mais ne parvenait
plus à en trouver l'envie. Ses angoisses rejaillissaient plus encore à
présent que l'élan qui la poussait à profiter de ses derniers jours avait
disparu. Qu'y aura-t-il après ?
Attendre sa mort empêche de vivre. Chacun de ses souffles contient une
question : encore combien en expirerait-elle ? Quand viendrait le
dernier ?
Pour une première, c'est une réussite commerciale formidable. Un
record d'audimat qui n'a jamais été ne serait-ce qu'imaginé dans les
rêves les plus osés des producteurs.
J'avais tout essayé pour la contacter quand il m'a appelé. Il, Son docteur.
Celui qui l'avait charcutée pour ses six ans, m'avait-elle raconté.
« Venez-me voir, c'est urgent. »
Un quart d'heure plus tard, j'étais là.
Son visage, sa façon de se mouvoir, de parler, tout en lui exprimait la
bienveillance. Ses yeux devinrent pourtant humides, et sa voix se fit
sourde lorsque je lui demandai de l'évoquer.
« C'était un ange. Elle avait tout d'un ange. La petite fille que tout le
monde aurait voulu avoir, serrer dans ses bras. Gentille, intelligente,
drôle, intéressante ! Elle était parfaite. J'ai arrêté la pédiatrie après
elle. Enfants ou pas, futurs ou pas, c'était trop dur. L'enfant avant,
l'enfant après. Les cris. Le regard larmoyant ou meurtrier. La douleur
et l'incompréhension. C'est la fille que j'ai détruite. Cette opération a
été dure, très dure. Trop dure pour moi. Et sans doute pour elle. Je l'ai
suivie personnellement. Longtemps. Voir comment elle se rétablissait.
Et elle a dépassé toutes mes attentes. Hier encore elle allait bien.
Aujourd'hui, ce qu'elle vit est absurde. C'est pourquoi je vous ai fait
venir. Ce médecin est un monstre ! Nous avons des choses à nous dire ».
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Il n'a pas trouvé de titre à sa nouvelle.
Et il alluma la télévision.
A la fin de l'émission, j'aurais pu rire, tant elle avait constitué, tout le
temps qu'elle avait duré, l'une des preuves les plus éclatantes de la
bêtise humaine. Ce ne fut pas le cas.
Cinq minutes plus tard, mon portable sonnait et je repartais comme
j'étais venu.
Il faisait nuit noire lorsque je la trouvai enfin.
Devant moi, debout sur la rambarde du Pont des Soupirs, notre pont.
A un pas du vide et du béton dessous. Quitte à sauter, elle aurait pu au
moins choisir le milieu du pont, songeai-je avec un sourire.
Deux heures qu'elle était là, à essayer de se lancer. Ç'avait été tellement
plus facile, avec l'élastique. Il y avait quelques jours à peine elle s'était
dit, pendant un instant, que ce saut avait eu le mérite de l'entrainer,
avant de chasser cette pensée stupide. Et elle y revenait à présent.
Elle voulait mourir ici, en sautant de ce pont. Leur pont. Et cette
volonté l'avait menée, sans réfléchir, à lui envoyer un message d'adieu.
Elle sursauta en l'apercevant. Faillit tomber. Elle ne sut même pas
pourquoi elle s'était rattrapée.
Il l'attrape, l'enlace, l'embrasse, et lui révèle la vérité en un souffle.
Tu n'as jamais eu de cancer. C'était une nouvelle émission de téléréalité,
qui ne devrait pas tarder à être interdite. Je ne regarde pas ces
conneries mais ton chirurgien en a entendu parler, ça a fait beaucoup
de bruit dans le domaine médical. Et il connaissait la victime. Ces cons
annoncent à une personne, choisie au hasard, son cancer, avec la
complicité d'un médecin, et filment ce qu'elle croit être ses derniers
instants. Tu es vivante, et tu as intérêt à le rester.
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Il n'a pas trouvé de titre à sa nouvelle.
Face à des événements aussi absurdes, rire était la seule réaction
possible. Et elle rit. Puis plongea son regard dans le mien, et posa la
question qui nous brûlait les lèvres.
- « Veux-tu m'épouser ? »
Muet, pétrifié par l'émotion.
Elle répéta la question, plus fort, puis m'étreignit.
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2011 : Lueur d'une âme sombre, Etienne Bennequin, 2ème prix de la nouvelle de "Lycée" du concours de nouvelles du lycée Louis le Grand ; Regrets conditionnels,  Lucie Rondeau du Noyer 1S3,  4ème prix de la nouvelle de "Lycée" du concours de nouvelles du lycée Louis le Grand


Lueur d'une âme sombre, Etienne Bennequin, 2de1,
2ème prix de la nouvelle de "Lycée" du concours de nouvelles du lycée Louis le Grand


Lueur d'une âme sombre
La rime plus qu'approximative de la chanson
il n'y a plus d'après à Saint-Germain des prés,
qu'il fallait stupidement prononcer près, m'avait
toujours porté sur les nerfs. Et, sous prétexte
que nous y habitions, rue Palissy, il pensait
légitime de la chanter à tue-tête, sous la douche,
en revenant de l'école, en prenant son petit
déjeuner … Quand je lui disais d'arrêter de
chanter, il la sifflait. On n'entendait alors certes
pas cette rime absurde, mais on la comprenait
malgré tout.
Et il ne se lassait jamais. Pendant des mois, il
n'avait eu à la bouche que la rue du Four et les
cafés-crème, qui avaient acquis dès les
premières semaines un détestable goût de
réchauffé.
Mais tout cela s'était terminé plus que
brusquement.
Je me souviens du sang … Le sang qui
coulait sur le sol, s'infiltrait dans les rainures du
parquet, imbibait le tapis, et entourait les pieds
de la table comme les eaux montantes entourent
une colonne après un déluge.
Je me souviens de son corps, qui, étendu sur
le sol, les yeux ouverts tout comme sa gorge,
observait le plafond avec ce regard
d'incompréhension presque terrifiée qui se
glisse si harmonieusement sur les visages des
enfants.
Je m'en souviens, et pourtant, ce fut
éphémère. Des hommes casqués et armés
abattirent ma porte, pénétrèrent dans ma
maison, me frappèrent, me couchèrent, une
main dans le dos, sur le sol pourpre de mon
salon, me menottèrent, et m'emmenèrent
1
Lueur d'une âme sombre
ailleurs, je ne sais toujours pas où, dans une
cellule un peu plus rudimentaire que celle-ci.
Des hommes sans visage se succédaient
devant moi. Ils me disaient que j'avais tué mon
fils. Je n'en avais aucun souvenir, mais
j'approuvais tout ce qu'ils affirmaient. Ils
semblaient si sûrs d'eux. Ils avaient accès au
Monde, et moi, enfermé chaque jour et chaque
nuit depuis un temps que je n'aurais su compter,
je ne pouvais rien apprendre que par eux.
Je signai ce qu'ils me demandèrent de signer,
sans être capable de lire ce qui était écrit audessus,
et, peu après, on me transporta de ma
cellule sombre jusqu'à une grande, très grande
salle. La lumière qui y pénétrait de partout
m'aveuglait. Régulièrement, alors qu'on me
faisait marcher vers un banc, des illuminations
plus intenses m'agressaient, accompagnés d'un
cliquettement qui résonnait longtemps dans
mon crâne. Je voulais lever mon bras pour me
protéger les yeux, mais des liens de fer
immobilisaient mes mains dans mon dos. Alors
je fermais les paupières, ce qui était une bien
maigre protection contre les attaques répétées
de ces éclats blancs.
On m'assit, puis on me demandait parfois de
me lever. Alors, d'autres gens me parlaient. Je
leur répétais donc tout ce que l'on m'avait
appris, plus tôt, dans ma cellule. J'étais rentré du
travail. Il était assis sur le fauteuil, et regardait
la télévision. Je lui ai dit d'arrêter, et d'aller faire
ses devoirs. Il m'a répondu impoliment, alors
j'ai saisi un couteau, je me suis glissé derrière
lui, j'ai placé l'arme sous sa gorge, et j'ai tiré
d'un coup sec. Alors qu'il s'écrasait sur le sol, je
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Lueur d'une âme sombre
l'ai placé sur le dos, et suis resté debout, à ses
côtés, jusqu'à l'arrivée de la police.
Une fois que je leur eus dit ce qu'ils voulaient
savoir, ils me laissèrent me rassoir. Puis, bientôt
retentirent des coups de maillet dans la salle,
qui se cognèrent contre les parois de mon crâne.
On me leva, on me fit marcher, encore sous les
assauts de ces lueurs agressives, quelques
mètres, avant de me plonger à nouveau dans
une douce et agréable obscurité.
Le temps a passé, depuis. Plusieurs années,
sans doute. Je discerne maintenant, au delà de
l'ombre et de la lumière, des formes, des
couleurs, et même un grand nombre de détails.
Tout est devenu plus clair dans mon esprit. Je
reconnais maintenant les autres, je peux les
appeler par leur nom, et je me rappelle tout ce
qu'il s'est passé depuis mon procès. Je joue aux
cartes avec mon compagnon de cellule, je lis à
la bibliothèque, je fais des exercices dans la
cour centrale et je m'informe de l'actualité. Pour
ma bonne conduite, j'ai bénéficié d'une
réduction de peine, et, dans vingt-trois ans, trois
mois et seize jours, je sortirai d'ici.
Cependant, je ne me souviens toujours pas de
ce qu'il s'est réellement passé, en ce jour fatal
qui a détruit mon existence. Je ne m'en souviens
pas, mais j'ai un pressentiment. Je ne pense pas
avoir tué mon enfant. C'est impossible. Je le
saurais. Je ne l'aurais pas oublié.
J'en ai parlé à mon avocat, mais il ne m'a pas
cru. Il m'a dit que j'avais signé des aveux, et que
je me suis déclaré coupable devant une cour de
justice. Il n'a pas voulu comprendre mon
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Lueur d'une âme sombre
problème. C'est eux qui m'ont fait dire ce que
j'ai dit. C'est eux qui sont allés jusqu'à me faire
croire que j'étais un meurtrier sanguinaire.
Mais eux n'existent pour personne. Il n'y a
que moi, mon enfant, et mon couteau. Comme
ils me l'ont dit.
J'y réfléchis depuis de nombreuses semaines,
maintenant. Si je n'ai pas tué mon fils – et je ne
l'ai pas fait -, mon existence n'a été réduite à
néant que par la faute de ces hommes, qui m'ont
convaincu de ma culpabilité. Ils ont commis
une faute, et ne la payeront jamais. Et l'injustice
m'agace.
Je pourrais attendre d'être libéré. Mais serontils
encore à ma disposition dans toutes ces
années ? Combien seront déjà morts, ou
inaccessibles ? Non, je dois agir vite. Avoir été
sage pendant des années m'a permis de mieux
connaître l'architecture de l'établissement.
Je suis dans la bibliothèque. Il y a un seul
gardien, et nous sommes deux prisonniers. J'ai
convaincu un co-détenu de m'aider, en échange
d'un paquet de cigarettes, dûment gagné par un
mois de bons et loyaux services envers la
direction.
Ca y est, il demande au gardien de l'aider à
attraper un livre en haut d'une étagère. Je suis
de l'autre côté. Je le sens, il est contre le
meuble, que je pousse violemment, et qui
s'écrase sur lui. Mon camarade lui administre un
coup de pied sur le crâne qui dépasse, et
l'assomme du même coup. Pour déjouer tout
soupçon, et comme convenu, je lui assène un
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Lueur d'une âme sombre
coup d'encyclopédie sur la nuque, et il s'écroule,
évanoui.
Je me saisis de l'arme du gardien, et je sors
par un classique conduit d'aération. Je me
faufile sans faire de bruit, jusqu'au parloir. Il n'y
a personne, ce n'est pas l'heure des visites.
Un garde est dos à la porte vitrée. Le tenant
en joue avec mon pistolet, je tapote la glace. Il
se retourne, et je place mon doigt devant ma
bouche pour lui intimer le silence. Obéissant, il
ouvre la porte. Je saisis également son arme, et
je le menace avec les deux. Je le mène jusqu'à la
salle des fouilles. Appuyant un des canons sur la
tempe de mon otage, je menace l'officier en
poste avec le second. C'est la dernière porte à
franchir, et je serai libre. Elle est ouverte,
maintenant. J'abandonne les deux hommes, et
cours dehors, disparaissant peu à peu à la faveur
de l'hiver enneigé. Mais déjà, quelqu'un me tire
dessus depuis la prison. Je me retourne, et vide
mon chargeur vers la porte. Les coups de feu se
sont arrêtés, et je peux m'évanouir dans la
nature.
Trois jours ont passé. Mon visage figure dans
tous les journaux. Ah, douce et triste gloire
pourtant issue du plus vil des mensonges,
pourquoi entraves-tu ainsi ma marche vers la
justice ?
Je suis de retour à Paris. Mes recherches
m'ont permis de connaître l'adresse du
lieutenant de police qui a mené mon arrestation.
Un bonnet et le col de mon manteau couvrant
une bonne partie de mon visage, je remonte le
boulevard Saint-Michel. Il habite l'immeuble au
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Lueur d'une âme sombre
dessus d'une banque, au croisement avec la rue
Cujas. Je pousse la porte d'entrée. Je suis une
jeune femme pour pouvoir pénétrer dans la cage
d'escalier. Je prends l'ascenseur, où, seul, je
peux prendre soin de charger mon pistolet. Je
parviens au bon étage, et je sonne à la porte.
Comme je l'avais espéré, personne ne répond.
Je glisse mon chewing-gum au fond du trou de
la serrure, et monte les escaliers d'un étage,
pour épier discrètement l'arrivée de ma cible.
Elle ne se fait pas attendre trop longtemps.
Un homme tente désespérément d'ouvrir la
porte. Je me glisse derrière lui, et le frappe à la
nuque avec la crosse de mon arme. Il s'écroule,
et j'ai tout le loisir de forcer l'ouverture. Je le
traîne chez lui, et referme derrière nous. Je
l'attache soigneusement à une chaise et le
bâillonne, puis j'attends qu'il se réveille en
cherchant en cuisine celui de ses couteaux qui
me servira le mieux. Je penche pour un couteau
à pain, pointu et dentelé. Je retourne au salon, et
il se débat fortement. Il ouvre de grands yeux
effrayés en me voyant. J'ai bien fait d'attendre
qu'il se réveille. Il ne devait pour rien au monde
manquer le spectacle.
Je me place derrière lui, et mets le couteau
sous sa gorge. Je lui demande s'il pense que
c'est comme ça que j'ai tué mon enfant. Il fait
non de la tête, mais je sais qu'il ment. Je lui
demande si j'ai tué mon enfant. Il réitère. Je ne
le crois pas.
Le lendemain, le meurtre d'un lieutenant de
police fait la une des journaux, mais mon visage
illustre toujours l'article. Aucun journaliste n'a
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Lueur d'une âme sombre
ignoré le rapprochement entre mon évasion et le
meurtre de celui qui m'a arrêté.
Les difficultés se multiplient donc, mais j'irai
au bout de mon travail. Le deuxième coupable
est le commissaire qui a mené l'enquête contre
moi, et qui m'a longtemps fait croire que j'étais
un meurtrier. Celui-ci habite rue Racine.
Encore une fois, j'attends patiemment que
quelqu'un m'ouvre la porte, puis je prends les
escaliers jusqu'à son appartement.
Je sonne à la porte. Quelqu'un s'approche, et
je sens qu'on regarde par le judas. Je rabats mon
bonnet sur mon visage, pour éviter d'être
reconnu.
Il ne veut pas ouvrir, mais, le sachant juste
derrière la porte, j'y donne un violent coup de
pied qui suffit à la rabattre sur le nez du
commissaire, qui s'écroule par terre.
Le ligotant et le bâillonnant comme le
premier, je choisis cependant cette fois-ci le
coupe-papier qui est posé sur le bureau.
Lorsque je lui demande s'il pense que c'est ainsi
que j'ai tué mon fils, il hoche la tête. Celui-là,
au moins, aura été honnête.
Au troisième jour, c'est un émoi général qui
saisit la capitale après les meurtres successifs de
deux policiers. Mon visage est affiché partout,
accompagné d'un message appelant toute
personne m'ayant aperçu à le signaler. J'entends
les gens en parler dans la rue, et je ressens un
élan de fierté. Lorsque j'aurai terminé ma
mission, je la dévoilerai au public, et le monde
saura que je suis innocent, et me félicitera pour
l'avoir débarrassé de ces hommes indignes.
7
Lueur d'une âme sombre
Ma dernière victime est le juge qui a écouté
les paroles d'un accusé manipulé sans mener
l'enquête plus loin que ce qu'avait décidé un
commissaire corrompu. Il habite place Edmond
Rostand. Je ne pourrai pas être aussi discret
qu'auparavant, mais cela n'importe plus.
La porte du bâtiment est gardée par un
homme en uniforme, semblant plus préoccupé
par le froid que par ce qu'il protège. Toute
personne voulant entrer devra sans doute
montrer sa carte d'identité. Réfléchissant
rapidement, je conclus que la subtilité est
maintenant inutile. Sortant mon pistolet, je tire
presque à bout portant sur le policier, et
m'infiltre dans le bâtiment. J'entends de
l'agitation, deux étages plus haut. Un autre
homme devait garder la porte de l'appartement.
Je prends l'ascenseur jusqu'au troisième étage.
Surplombant le gendarme incrédule, je
m'accorde le loisir de lui loger une balle dans le
haut du crâne. Les amis de mes ennemis doivent
également mourir.
Je descends au bon étage, et j'entends à
l'intérieur des cris, des cris d'enfants. Ma haine
est dédoublée contre celui qui, sachant pourtant
ce qu'est la paternité, a pu ainsi condamner un
autre père pour le meurtre de son propre fils. Je
ne peux plus agir avec discernement, ma colère
m'en empêche. Je sors mon arme, et tire sur la
serrure. J'entre en trombe dans le salon, et
ordonne au père, à la mère et aux deux enfants
de rester immobiles.
Les maintenant en joue, je cherche de l'oeil
dans la pièce un couteau digne de ce nom, mais
je n'en vois aucun. De toutes façons, il est trop
8
Lueur d'une âme sombre
tard. J'entends de nombreux pas dans les
escaliers. Je tire sur le juge, d'abord pour
blesser, enfin pour tuer.
Des hommes arrivent derrière-moi, et, sans
sommation, me tirent dessus, tous
simultanément. Certaines balles me touchent,
d'autres vont s'écraser sur les murs ou les
meubles face à moi. La famille affolée se
couche à terre, mais les policiers continuent à
tirer. Ma chute, ralentie par les soubresauts
provoqués par les fréquentes pénétrations de
plomb dans mon corps, s'achèvent enfin, et je
m'écroule par terre.
Et, alors que mon sang coule sur le sol,
s'infiltre dans les rainures du parquet, imbibe le
tapis, et entoure les pieds de la table comme les
eaux montantes entourent une colonne après un
déluge, je suis persuadé d'avoir pris la bonne
décision. Je ne pouvais plus supporter cette
chanson.
9




Regrets Conditionnels


Face à des événements aussi absurdes, rire était la seule réaction possible. Il ne pouvait pas penser autre chose maintenant qu’il était là, écrasé par ce meuble. Voilà comment il allait mourir. Etouffé par un de ses rayonnages et enfoui sous les œuvres de ses idoles. Charmant programme ! Il souriait de ne même pas pouvoir attraper un disque. Il aurait volontiers écouté un dernier album. Il aurait forcément trouvé son bonheur en farfouillant un peu dans ses réserves, si sa main n’était pas broyée par du bouleau contreplaqué.

A quinze ans, il avait décidé de mourir à dix-sept ans. Deux années plus tard, il s’était résolu à abandonner ce projet romantique. Il s’octroyait dix ans de plus. Mourir à vingt-sept ans lui semblait raisonnable. Comme tous les grands, ne pouvait-il s’empêcher de répéter à son frère. Il lui expliquait tous les jours, toutes les heures, dès qu’ils étaient seuls, qu’il allait devenir célèbre, talentueux, génial, célèbre, adulé et puis célèbre. Invariablement, son frère lui tournait le dos et montait le son de la radio.

Cela aurait pu se passer autrement. Voilà ce qu’il se répétait. Il aurait pu avoir un téléphone portable. Mais non, parce que voyez-vous ça, il n’était pas esclave de la société, lui. Il aurait pu vendre des compact discs comme tout le monde. Il avait choisi de limiter son activité aux disques vinyle, les seuls dignes de ce nom, réservés aux « vrais », aux « purs », à ceux qui s’y connaissent. Coincé sous le plastique asphyxiant, il voyait pour la première fois l’absurdité de son positionnement marketing. Il était trop tard pour se rendre compte que les petits disques brillants d’aujourd’hui devaient être bien plus légers que leurs grands frères noirs.

Il aurait pu remplir ses bacs de CD à la pochette criarde. Dans l’après midi, une petite fille enthousiaste sortant tout juste de l’école d’à côté se serait précipitée pour lui demander le dernier single à la mode. D’un geste précis et habile, il aurait tout de suite trouvé en tête de gondole l’objet de toutes les convoitises. Le mercredi, la petite aurait même été accompagnée de plusieurs autres. Toutes auraient trouvé leur bonheur dans sa sympathique échoppe. Il aurait gagné sa journée. Au lieu de quoi, non content de ne pas commander les trois quarts des sorties musicales, il s’obstinait à entasser dans son arrière boutique les productions obscures d’illustres inconnus. Voilà où il était coincé maintenant, réduit à attendre.

La plupart des kids qu’il avait connus ne venaient plus le voir. L’un d’eux aurait été bien inspiré de pousser la porte à cet instant. Ils avaient sûrement revendu leurs disques et trouvé un travail. Sa boutique ne marchait plus. Ou plutôt elle n’avait jamais aussi mal marché. Les gens ne voulaient plus de bonne musique, pensait-il avec aigreur. Il maudissait tous ceux qui osaient passer devant sa vitrine sans entrer, en particulier ceux qui s’enfonçaient des bidules électroniques contre les tympans. Il aurait voulu les leur arracher des oreilles en hurlant. Il aurait voulu leur faire subir l’intégralité de sa diatribe contre la musique désincarnée et la dématérialisation du monde. Mais il n’avait plus la force de supporter les regards condescendants des passant pressés.

Bien sûr, sa boutique n’était pas toujours vide. Il avait ses habitués. Quelques uns, rien de bien glorieux. Des amis avec qui il pouvait dire « C’était mieux avant.». Voilà, à quarante-trois ans, il était devenu un vieux con. Quelquefois, il se rappelait qu’à une certaine époque, il avait eu d’autres ambitions.

La curiosité poussait certains connaisseurs bien informés à venir lui parler de son frère. Comme cela avait du être dur de le perdre. Comme il devait être fier. N’aurait-il pas, par hasard, l’introuvable pressage original de son album de 1986 ? Il voulait répondre d’un ton sec et cassant « Non ». Non, parce que son frère était tout simplement un mauvais guitariste doublé d’un rocker de pacotille. Que c’était la facilité de croire que les meilleurs partent en premier. Que seule une carrière éclair entretenait le mythe et lui garantissait encore un petit nombre d’aficionados. Qu’à l’échelle de l’histoire mondiale de la musique, son cadet n’aurait pas plus d’importance que lui. Effrayé à l’idée de perdre son seul client de la journée, petite entorse à ses principes, il s’exécutait avec rapidité. Il lui semblait alors que son frère l’observait depuis un coin de son étroite boutique. Il ne pouvait pas le voir mais il sentait s’attarder dans son dos le sourire narquois de celui qui montait le son. Il n’avait pas besoin de ça pour savoir ce qu’il était. Il avait même renoncé à sa condition d’aîné. Un raté tout simplement.

Maintenant que c’était fini, il ne se souvenait plus bien. Ses souvenirs tournaient trop vite devant ses yeux, il n’avait plus le courage de vérifier que c’était bien les siens. Avait-il bien été ce garçon étrange, maigre, élégant ? Ce garçon moderne. Il ne voyait qu’un flot de nuits blanches, de nuits enfumées, de nuits éclatantes. Il se revoyait parcourir dans le noir des kilomètres dans la rue, armé de son Polaroid, occupé à éclairer ses amis et leurs furtifs moments de joie à coups de flashs. Tous les lendemains, les jours de tristesse, les moments de solitude s’effaçaient. Subjugué par la douleur, il se retrouvait beau, plein d’esprit, brillant. Il se demandait maintenant pourquoi il n’avait pas réussi. Il avait tout. Tout. Surtout ce que son frère n’avait pas. C’est ce que lui avait chuchoté Erin avant de partir. « Je ne comprends pas pourquoi je le préfère ». C’était tout. Elle aussi s’éloignait encore une fois devant ses yeux, longue dans son manteau d’automne et lui non plus ne comprenait toujours pas.

Il regrettait de mourir dans son arrière boutique. On mettrait du temps à le dégager. Ce ne serait pas pratique. Il faudrait sûrement casser le mur. C’était embêtant de laisser sa boutique en si mauvais état. Le bailleur ferait encore des histoires à cause du non respect du contrat de location.

Enfin, il pensa à Ian. Quel prénom idiot pour une fille. Il avait pourtant répété à son frère de l’appeler autrement. Non, ce serait Ian et rien d’autre. A l’heure qu’il était, Ian était peut être au cinéma accompagnée d’un bellâtre quelconque. « Tu ne veux pas que je reste pour t’aider ? ».  Elle avait insisté plusieurs fois avant de partir. Il avait fait semblant de ne pas entendre. Si elle était là, elle l’aiderait, elle pleurerait en prenant sa main, elle appellerait quelqu’un. Mais il l’avait laissé partir les cheveux dans le vent, toute seule, dans ce qui n’était encore qu’un autre soir de mai. Pourtant, elle voulait rester, il s’en rendait compte maintenant. Dans ces derniers moments, il voyait comme elle l’avait aimé, sa jolie nièce au prénom de garçon. Cela aurait pu être le bon moment finalement. Il lui aurait dit la vérité et elle se serait serrée contre lui en murmurant qu’elle le savait déjà. Mais les choses ne seraient pas ainsi. Elles auraient pu se passer autrement.

Alors, il fit très blanc et les premiers accords d’une ritournelle pop s’égrenèrent doucement. Il sentit qu’il devait abandonner ses regrets conditionnels et sa boutique en désordre.  Ce n’était que cela finalement. Ian resterait l’unique fille d’un chanteur à la gloire fulgurante. Et l’existence toute entière de son oncle tenait en moins de quinze mille caractères.