2011 : Un doute de Louise Brouard, 1er prix de la nouvelle de "Lycée" du concours de nouvelles des lycées Fénelon, Henri IV et Louis le Grandi

Un doute

C’est que tu es un autre
Et que je suis une autre
Nous sommes étrangers
A Saint-germain des prés.

Il n’y a plus d’après, G. Béart

La rime plus qu’approximative de la chanson Il n’y a plus d’après à Saint-germain des prés, qu’il fallait stupidement prononcer « près », lui avait toujours porté sur les nerfs. Aussi, lorsque Victoire entendit le présentateur-radio l’annoncer interprétée par Juliette Gréco, éteignit-elle brusquement le poste. Puis, gênée par le silence soudain, elle déserta son fauteuil et son Balzac, et s’approcha de la fenêtre. Décembre. La neige tombait sur Paris illuminée. La vieille dame contempla les flocons qui dansaient, tournoyaient, voltigeaient dans les airs avant de se déposer délicatement sur la foule qui peuplait la rue en admirant les vitrines animées. La neige et la nuit ; partout ailleurs, deux excellentes occasions pour le silence de régner en maître. Mais ici, à Paris, elles n’étaient rien d’autre que des évènements jolis et distrayants, au même titre que les automates des vitrines.
Victoire cligna des yeux. Elle remarqua, superposée à celle de la rue endiablée, l’image de son propre reflet ; elle s’étudia un moment, comme l’aurait fait une jeune fille de quinze ans. Soudain son œil fut attiré par un mouvement au niveau de sa poitrine : un homme entièrement vêtu de noir sortait de la boutique en face de chez elle. Victoire s’interrogea : pourquoi avait-elle ainsi remarqué ce quidam parmi la populace bruyante et affairée ?  Hormis son vêtement, il ne différait en rien des autres. Alors quoi ? Elle l’observa plus attentivement. N’avait-il rien de familier ? Cette façon de resserrer le col de son manteau pour se protéger du froid, par exemple, ne lui rappelait-elle personne ?
Sur le pas de la porte, l’homme tourna la tête des deux côtés, semblant hésiter. Et, lentement, il leva la tête, les yeux, et son regard rencontra celui de Victoire. Une pensée traversa l’esprit de cette dernière, plutôt une certitude, comme une flèche tranchante : « C’est Léon ! » Mais non, c’était impossible. Son mari était mort trois ans plus tôt, d’un cancer. « Comme tout le monde depuis dix ans » avait coutume de dire Victoire avec son humour singulier. Et pourtant, c’était le même regard, le même air grave, qui donnait à l’atmosphère un calme et une profondeur inimitables. C’était Léon qui avait appris à Victoire la patience et l’attention, lui qui lui avait montré ce qu’avait de beau l’Attente. Il avait doucement instillé chez elle cette paix, cette sérénité qui était désormais dominante chez elle, depuis son départ ; une tranquillité attentive, comme si elle attendait son retour. Ou peut-être son propre départ.
Mais ce n’était pas Léon. Alors qui ? Leur fils ? Antoine avait hérité de l’instabilité vivace de sa mère, mais était pris quelques fois d’un accès de ce calme pesant et persuasif. Il en usait souvent pour obtenir ce qu’il voulait de Victoire. D’ailleurs, du plus loin qu’elle s’en souvienne, il y était toujours parvenu. Autrefois, elle accourait au premier cri pour le serrer dans ses bras et le bercer en chantonnant. Et aujourd’hui encore, elle ne pouvait résister aux appels au secours de son grand garçon. Mais Antoine vivait à présent loin d’ici, à Chicago, et elle ne le voyait que rarement. Ce n’était pas lui.
Alors pourquoi ? Pourquoi cette hésitation, ce regard, cet aspect familier ? La carrure de l’inconnu, droite et solide, ressemblait à celle qu’avait son père dans ses souvenirs et sur les vieilles photos. Un père disparu à la guerre lorsqu’elle avait six ans, et dont elle ne savait trop si les images qu’elle en avait lui était propres ou n’étaient que des souvenirs inventés ou reconstitués. Elle ne se rappelait d’ailleurs pas grand-chose de lui, pas même son départ, que pourtant sa mère lui avait souvent raconté. Mais une chose lui était restée, une image bien à elle, elle en était certaine : sa mère ne lui avait jamais rien dit à ce sujet et elle avait eu beau chercher, elle n’avait trouvé aucune photo de cette épisode. Ce n’était d’ailleurs pas réellement un souvenir visuel. Elle était assise sur les genoux de son père qui lui lisait un livre ouvert sur ses genoux à elle. Elle se rappelait vaguement la chaleur des bras protecteurs, l’image des caractères d’imprimerie empreints de mystère et de magie, mais ce qui était resté gravé dans sa mémoire, c’était la voix, la voix suave, toute proche, qui lui formait tendrement les mots à l’oreille, un à un, presque avec amour.
Impossible. Quand bien même son père serait vivant, il n’aurait certainement pas cet âge-là. Et puis, il ne la reconnaîtrait pas. Et pourtant, cet homme était là, en face de chez elle, il la regardait, elle le regardait, et ils se reconnaissaient.
Et si c’était Thomas ?  Thomas, son premier véritable amour. Ils s’étaient connus chez elle, dans le Sud. Ils n’avaient pas vingt ans, alors, et il était brillant, viril, sublime. Elle, véritable feu-follet à l’époque, en était tombée follement, inconsidérément amoureuse. Lui aussi l’avait aimée, à sa manière distraite et un peu condescendante. Et puis, trois mois plus tard, il était parti. Ses études l’appelaient à Paris. Il l’avait abandonnée sans réel remord ; elle se souvenait encore du déchirement qu’avaient été pour elle les adieux du jeune homme. Après son départ, elle n’avait cessé de chercher à le revoir. A son tour, elle était montée à Paris, et s’était mise en quête de Thomas. C’était là, dans ces circonstances, qu’elle avait rencontré Léon. Au fur et à mesure qu’ils faisaient connaissance, elle s’était assagie, avait appris à l’aimer, avait presque oublié Thomas, et ils avaient fini par se marier.
C’était sans aucun doute le jeune homme, là-bas, sur le trottoir d’en face. Ils avaient donc fini par se retrouver. La neige tombait toujours aussi dru. Victoire s’approcha encore plus près, elle avait presque le nez collé à sa fenêtre. C’était lui, elle en était certaine.
Mais l’individu, là-bas, en face, secoua la tête, comme au sortir d’un rêve, et détourna les yeux. Puis il s’éloigna sur sa droite, sans un regard en arrière. Victoire l’observa, et secoua la tête à son tour. Non, décidément, ce dos voûté et cette démarche traînante ne lui rappelait personne. Elle demeura encore pendant une minute après que l’inconnu eut disparu dans la foule, à regarder les flocons qui tourbillonnaient. On aurait dit des pétales de cerisier emportés dans un souffle de brise tiède. Pour un peu, on se serait cru au début du printemps !
Finalement, Victoire décrocha son regard de la neige et retourna dans l’univers jaune et silencieux de son appartement. Tout en s’étonnant de la capacité du passé à transfigurer le présent, elle retourna s’asseoir dans son fauteuil, reprit Le Colonel Chabert et ralluma la radio. Les dernières notes de Saint-germain des prés résonnèrent, puis le présentateur annonça Barbara chantant Marienbad. Victoire sourit : elle aimait bien cette chanson.

Louise Brouard